samedi 15 décembre 2018

Un artiste non européen peut-il travailler en Suisse?



Par Anna Vaucher, 25 sept. 2012

Marché du travail

Une Tunisienne, diplômée de la HEAD de Genève, peut-elle présente-t-elle un «intérêt scientifique ou économique prépondérant» pour le pays?


Boutheyna Bouslama a obtenu un master puis un postgrade, en juin, à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD)Image: Olivier Vogelsang

Depuis quelques semaines en ville de Genève, 2000 imitations de livrets pour étrangers se cachent dans le tram, dans les bars ou sur les panneaux d’annonce de la Migros. Ils sont l’œuvre de l’artiste tunisienne Boutheyna Bouslama qui, à l’intérieur, questionne le statut administrativement délicat des artistes étrangers.

Ces tirages, distribués dans l’espace public, font partie d’un diptyque, composé d’une vidéo, Mama Habibti . Une jeune femme arabe lit un ensemble de lettres adressées à sa mère, lui faisant part de difficultés rencontrées à la frontière roumaine. Ce diptyque lui a permis de figurer parmi les trois lauréats des Bourses de la Ville, dont le Centre d’art contemporain expose actuellement les œuvres des seize nominés.

Mauvais signes
Ce n’est pas un hasard si la jeune trentenaire a choisi ce moment pour marquer son attachement à sa ville d’adoption. Ayant obtenu un master puis un postgrade, en juin, à la Haute Ecole d’art et de design (HEAD), son permis B d’étudiant extra-européen prend fin. Si la Loi sur les étrangers stipule que le bénéficiaire doit alors quitter la Suisse, l’initiative de l’ancien conseiller national Jacques Neirynck visant à éviter la «fuite des cerveaux» devrait faciliter les démarches pour l’obtention d’un permis de travail. Depuis janvier 2011, l’article 21 ajoute qu’un étranger titulaire d’un diplôme d’une haute école suisse reconnue peut obtenir un permis si son activité lucrative revêt un intérêt scientifique ou économique prépondérant. Il bénéficie de six mois à compter de la fin de sa formation pour trouver un tel emploi.
Pour Boutheyna Bouslama, il est déjà trouvé. Elle occupe un poste d’assistante à la HEAD, qui prend fin dans un an. Pourtant, les signaux sont mauvais. La direction générale de la HES-SO qui doit formuler la demande auprès de l’Office cantonale de la population (OCP) est plus que perplexe quant à l’obtention d’un tel permis. Le Centre de contact Suisses-Immigrés aussi: «Avec les accords bilatéraux, l’obtention de permis de travail s’est assouplie pour les membres de la Communauté européenne, et par un effet de vases communicants, s’est durcie pour les extra-Européens, explique la porte-parole Marianne Halle. Je serais très étonnée que dans le cas d’un artiste, la Suisse estime qu’il y a un intérêt prépondérant à ce que cette personne reste ici.»
Pour appuyer son dossier, Boutheyna Bouslama bénéficie du soutien de plusieurs personnalités. «Elle fait partie de la scène artistique genevoise, explique Christian Bernard, directeur du Mamco. J’ai eu vent de sa situation et je me suis proposé de faire les démarches nécessaires pour la soutenir. Genève a de la peine à attirer des artistes de l’extérieur, notamment à cause du coût de la vie. Si on ne fait rien pour favoriser le maintien des gens présents, la ville va perdre ses forces vives.»
La culture, une distraction?
Jean-Pierre Greff, directeur de la HEAD, affiche le même constat inquiet. «Il y a un autre problème sous-jacent: la perception de l’art comme un élément de distraction, qui n’est pas essentiel au développement économique de la cité. L’école compte moins de 5% de diplômés extra-européens. La plupart d’entre eux repartent. Leur pays d’origine bénéficie ainsi de leurs compétences et notre école se fait connaître au-delà des frontières. Mais ce serait une chance pour nous de pouvoir garder des gens d’une qualité particulière dès lors que nous avons la possibilité de les engager. C’est un moyen de favoriser le dynamisme de la scène genevoise.»
Selon Jacques Neirynck, la question ne devrait pas se poser: «Le terme «prépondérant» porte à des interprétations douteuses contre lesquelles il faut se battre. Dire que la culture n’a pas d’intérêt économique est un préjugé qui n’est pas inscrit dans la loi.» Le dossier sera bientôt remis entre les mains de l’OCP. Si sa décision se révélait négative, ce serait «un gâchis», note Barbara Fédier, qui suit l’artiste dans ses démarches. «Boutheyna est mon assistante depuis deux ans, je l’ai formée; ce serait incompréhensible de ne pas la laisser terminer son mandat.»
(TDG)
Créé: 25.09.2012, 08h01

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire