Forum de Tunis 2015
La décentralisation est l’un des grands défis de la Tunisie issue de la révolution. Le pouvoir devrait être partagé avec les communes et les provinces. Mais pour le moment, «ces dernières ressemblent plutôt à des coquilles vides dont les structures doivent être remplies», estime Andreas Gross, expert suisse de la démocratie directe.
La décentralisation figure aussi parmi les thèmes proposés lors du Forum global
sur la démocratie directe moderne, qui a lieu à Tunis du 14 au 17 mai.
Andreas Gross y prendra la parole en ouverture de la manifestation.
Interview.
swissinfo.ch: La Tunisie a de gros problèmes économiques et pour les gens, la situation est plutôt plus mauvaise qu’avant la révolution de 2010-2011. Le Forum global représente-t-il un signe d’espoir pour les citoyens?
Andreas Gross: Les Tunisiens
semblent en tout cas le percevoir ainsi. Beaucoup se réjouissent des
discussions, car ils sont convaincus que celles-ci vont continuer à les
faire avancer. Par ailleurs, pour beaucoup de Tunisiens, chaque visiteur
étranger – et une très grande partie des quelque 400 participants
officiels au Forum le sont – représente un signe d’encouragement et de
soutien. La révolution démocratique tunisienne est la seule qui ait
connu le succès dans le monde arabe et elle mérite tout notre soutien.
swissinfo.ch: «La décentralisation par la participation» est à la fois le mot d’ordre de la constitution tunisienne et le titre de ce Forum. Quels sont les principaux problèmes pour parvenir à une plus grande autonomie des communes et des provinces?
A. G. : La structure extrêmement centralisée de l’Etat actuel et le
manque d’expérience en matière d’auto administration au niveau local et
régional. Bien qu’elle n’ait jamais été une colonie de la France, la
Tunisie a repris le système centralisé et hiérarchisé de ce pays. Les
différences entre les régions en matière de perspectives de vie sont
énormes. Ces disparités économiques entre régions ont été une des causes
de la révolution. Dans certaines parties du pays, il n’a jamais été
possible de vivre dignement. Changer cela représente une tâche énorme,
mais c’est justement ce à quoi s’attaquent le nouveau gouvernement et le
nouveau parlement.
C’est là que peuvent aider des expériences en
matière de démocratie directe et de fédéralisme, les deux se
caractérisant par la répartition du pouvoir. La culture de la
subsidiarité signifie: plus les problèmes sont résolus à un échelon
proche des citoyens, meilleur est le résultat. Il est par conséquent
nécessaire de poursuivre les réformes de la révolution, car l’élan
révolutionnaire n’est pas encore émoussé et doit continuer à être
utilisé.
swissinfo.ch: Il existe manifestement aussi des tendances contre-révolutionnaires.
A.
G. : J’en ai entendu parler. Mais la Tunisie dispose d’une société
civile très développée et bien organisée. Si le gouvernement ou le
parlement œuvraient dans la mauvaise direction, les gens iraient tout de
suite dans la rue et rappelleraient les autorités à l’ordre - ainsi
qu’ils l’ont fait à quelques reprises au cours de ces quatre dernières
années.
swissinfo.ch: Où la Tunisie en est-elle exactement dans ce processus de répartition du pouvoir? Existe-t-il déjà des communes et des régions où les citoyens peuvent participer aux décisions?
A.
G. : Elles existent, mais elles ressemblent plutôt à des coquilles
vides. Ces structures doivent donc être entièrement remplies. Souvent,
ceux qui ont beaucoup de pouvoir ne sont pas prêts à le partager. Il
faut donc la pression du peuple. Lors des prochaines élections
régionales, il est important de n’élire que ceux qui portent l’idée
révolutionnaire et qui font avancer la décentralisation.
swissinfo.ch: Yadh Ben Achour, président de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique a qualifié la modernisation de la société sous l’ère Bourguiba de fondement du succès de la révolution de Jasmin. Partagez-vous cette vision?
A. G. : Habib Bourguiba était certes
aussi un dirigeant autoritaire. Mais en accordant l’égalité aux femmes
en 1956, il allait bien plus loin que les Suisses de l’époque. Il a
aussi instauré le libre accès à l’instruction. Cela a conduit à des
organisations très fortes dans la société civile, qui sont l’une des
raisons expliquant le succès de la révolution en Tunisie. Elles sont
d’ailleurs aussi utiles dans le cadre du processus de décentralisation.
swissinfo.ch: Beaucoup de postes importants au gouvernement et au parlement sont aux mains de politiciens assez âgés. Ceux-ci ont-ils vraiment la volonté de partager le pouvoir?
A. G. : La nature de
votre question ne rend pas justice à ces gens. La révolution doit
beaucoup à certains d’entre eux. Par exemple, c’est grâce à eux qu’il
n’y a pas eu d’affrontements violents ou de revers importants. Le
principal problème est la relation entre l’Etat et la religion. Le
dictateur déchu interdisait ou marginalisait la religion. Maintenant,
elle domine là où elle est à nouveau permise. Trouver le bon équilibre
entre religion et Etat et un processus d’apprentissage de la société qui
n’est possible que lorsqu’on est libre d’exprimer une critique.
Ces
vieux messieurs étaient en partie déjà présents sous Bourguiba, mais
ils se sont de plus en plus distanciés de Ben Ali au cours des 15
dernières années. Yadh Ben Achour fait aussi partie de ces gens. La
commission révolutionnaire qu’il a présidée a construit un pont
essentiel entre la révolution et l’Assemblée constituante qui a intégré
les différents courants révolutionnaires et créé les bases pour deux
élections libres. Il est âgé, mais très circonspect et sage. Tout comme
Béji Caïd Essebsi, le nouveau président. Ils veulent vraiment appliquer
les valeurs de la révolution et n’ont pas de grandes ambitions
personnelles.
La Tunisie est un exemple qui montre que les
personnes sages avec des racines dans l’ancienne société peuvent
constituer un pont important vers la nouvelle société révolutionnaire.
swissinfo.ch: L’attaque terroriste contre le Musée national, en mars, montre la vulnérabilité de ce pays qui fournit la plupart des combattants de l’Etat islamique. Comment estimez-vous le danger représenté par ceux qui reviennent de Syrie?
A. G.: La question est de savoir pourquoi
des milliers de jeunes Tunisiens quittent leur pays pour rejoindre des
extrémistes violents. Cela a à voir avec le manque de perspectives de
vie et la misère noire de beaucoup de jeunes. En Tunisie, beaucoup de
gens ont des difficultés économiques, notamment parce que désormais, de
manière injuste, il y a beaucoup moins de touristes, ce qui nuit à la
principale industrie du pays.
La proximité avec la Libye éclatée
joue aussi un rôle. Ce pays est aujourd’hui un Etat en déliquescence et
sans ordre, d’où sont venus un million de réfugiés vers la Tunisie. S’y
ajoutent encore un autre million de réfugiés en provenance des zones de
guerre au sud du Sahara. Pour la Tunisie et ses dix millions
d’habitants, avoir 10 à 20% de réfugiés crée un problème énorme.
La
principale difficulté est de sortir de la misère économique. Il faut
tout de suite offrir de meilleures perspectives de vie aux jeunes, qui
ont allumé la révolution en raison de la misère et du manque de
perspectives. C’est le meilleur moyen de contrer l’instrumentalisation
de la misère par les fondamentalistes islamiques.
swissinfo.ch: Pour en revenir au Forum, de quoi vous réjouissez-vous le plus durant ces quatre jours?
A.
G.: Tout d’abord que je puisse, en tant que Suisse, donc en tant
qu’enfant de la seule révolution réussie du «Printemps des peuples» de
1848, être aux côtés de la seule révolution réussie du «Printemps arabe»
de 2011. Ensuite, je me réjouis des réponses à ma question qui est de
savoir pourquoi ils ont rédigé une excellente constitution après la
révolution, mais sans la soumettre au peuple par référendum, comme c’est
habituellement le cas après une révolution démocratique.
(Traduction de l'allemand: Olivier Pauchard), swissinfo.ch
Andreas Gross
Agé de 62 ans, Andreas Gross est historien, politologue et spécialiste des questions de démocratie directe.
Politiquement,
il est depuis 24 ans membre de la Chambre basse du Parlement
(socialiste). Il préside depuis huit ans le groupe socialiste du Conseil
de l’Europe.
Dans le cadre du Conseil de l’Europe, Andreas Gross a
surveillé à plusieurs reprises des processus électoraux dans différents
pays. En Tunisie, il a été chef de la délégation des observateurs lors
des élections de 2011 et de 2014.
Plateforme internationale de la démocratie directe
Le Forum global pour la démocratie directe moderne a lieu du 14 au 17 mai à Tunis.
Le thème est «La décentralisation par la participation». Le hashtag pour Twitter est #globfor15.
Pour swissinfo.ch, le Forum de Tunis sera l’occasion de lancer au niveau international son nouveau portail consacré à la démocratie directe (hashtag #citizenpower).
Cette
plateforme journalistique éclaire en dix langues les discussions,
processus et défis actuels autour des thèmes des droits populaires, de
la participation active des citoyens et de la démocratie participative.
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