vendredi 27 avril 2018

Les bonnes feuilles : Récits et réflexions d’une touriste suisse sous l’ère Ben Ali

Un prestidigitateur policier et une folle au regard pénétrant

 

Nous continuons la publication des bonnes feuilles du récent ouvrage d’un récit de voyage  de Yvonne Bercher, auteure suisse, qui a pour intitulé «Récits et réflexions d’une touriste sous l’ère Ben Ali ». 

En 2006, 2007 et 2008, l’auteure qui s’est rendue en Tunisie, a accumulé une expérience à la fois sensitive, affective et intellectuelle d’un voyage dans un pays où le feu était déjà sous la cendre.

Musée du Bardo
 
Levés bien après le soleil, nous prenons notre petit déjeuner à la Rue d’Algérie, qui jouxte la venelle dans laquelle nous perchons. Une mosquée, des cafés et de petits commerces en font un lieu intime, vivant et chaleureux.

Nous projetons de visiter le Musée du Bardo, collection unique au monde de mosaïques romaines. Construit au milieu du XIXe siècle. le bâtiment qui l’abrite représentait autrefois le siège officiel du gouvernement. Il illustre l’art éclectique qui a régné en Tunisie du XVIIIe au XXe siècle. Influences orientales, hispano-mauresques, turco-persanes et européennes, (surtout italienne), on y trouve cet enchevêtrement de cultures qui donne vie, relief et richesse au lieu. Le plafond de l’ancienne salle des fêtes, une coupole dorée à seize pans, surmonte un lustre où des pendentifs de cristal alternent avec des calices rose fuchsia et blancs. Par ses proportions comme par sa facture, cet objet splendide pourrait provenir de tout le Moyen-Orient. Sur les murs de la salle, des mosaïques rappellent un peu celles de la mosquée des Omeyades et une tête de Zeus, ou autre barbu mythologique, donnent un ensemble exubérant, totalement hétéroclite, mais harmonieux. L’opulence n’y est pas étouffante. Dans une pièce voisine, des fers forgés peints en vert mettent en valeur des peintures dont certaines annoncent l’Art nouveau. Comme un bijou dans un écrin, un tableau dans les bleus-verts, représentant une baie, domine la salle. Il confère à la pièce une touche précieuse. Quant à la galerie de l’ancien patio du palais, elle respire la grandeur. Au-dessus de nos têtes, s’étend un plafond orné de plâtres blancs et dorés, de pendentifs, à l’origine destinés à retenir des lustres. Le fait que ces derniers manquent confère à la pièce un aspect insolite. Nullement éclipsées par un décor aussi riche, les mosaïques éclatent dans leur humanité et leur précision. Des visages expressifs aux combats d’animaux, même en pierre, elles ne sont pas inanimées. Leur unité de ton permet de se concentrer sur la grâce du sujet et d’entrevoir les Romains comme des ancêtres, souvent espiègles, qui laissent derrière eux un patrimoine très parlant. C’est au Musée du Bardo qu’est exposée la célèbre mosaïque du Virgile écrivant l’Enéide, tout comme celle du domaine du Seigneur Julius, bréviaire précieux édifiant l’archéologue sur la situation économique et sociale à l’époque du Bas-Empire romain. L’échelle des différents éléments présents : êtres humains, maisons, arbres, animaux, n’est pas respectée, nous propulsant dans un monde magique.

A ma grande surprise, les flashes sont autorisés, et de manière générale, aucune mesure ne semble prise contre les ravages de la lumière du jour sur les peintures. Un public, essentiellement européen, déambule avec concentration, muni sans exception d’appareils numériques. Dans le monde de la photographie, cette révolution technique tient du raz de marée.
Une folle au regard pénétrant
 
«Il ne faut faire confiance à personne, pas même aux doigts de sa propre main.»
Proverbe tunisien.

Autour de la gare, les noms des rues renvoient à des pays : Soudan, Italie, Russie, Yougoslavie, Allemagne, Espagne, Angleterre, Maroc, Turquie… et même une ruelle, encombrée de poubelles, pour la Suisse !

Partis à la recherche d’un musée, le Dar Lasram, qui abrite l’Association de sauvegarde de la médina, nous errons longtemps. Comme le plan le situe par inadvertance à la Rue du Tribunal, nous quadrillons les parages et tombons sur le Palais de Justice. La fière allure du bâtiment me donne l’envie d’y pénétrer et je m’adresse dans cette perspective au commissariat adjacent. Les protagonistes de cette ruche, particulièrement nombreux, font preuve d’une activité fébrile, générant force animation. Survient un petit sec, aux cheveux grisonnants et à l’expression dure, quinquagénaire gradé, visiblement craint par ses hommes. Ce capitaine me demande mes papiers d’identité. J’explique les raisons de ma requête, sur laquelle le président de l’ensemble du tribunal, qui comporte plusieurs instances et de nombreuses salles, doit paraît-il se prononcer. Pendant qu’un employé va chercher le document, je reste dans le commissariat, face au capitaine qui semble encombré par ma requête, sans toutefois le formuler clairement. Au cours de la conversation, il me réclame à nouveau les documents que je viens pourtant de lui remettre. S’ensuit un dialogue de sourds, carrousel de l’absurde, au cours duquel je soutiens que je les lui ai déjà donnés pour m’entendre rétorquer qu’ils sont dans mon sac. De guerre lasse, je regarde et les y trouve, miraculeusement revenus dans la poche extérieure, facilement accessible. Avec mes fils, sans nous consulter mais d’un commun accord, nous ne réagissons pas à cette provocation dont le message est clair : vous êtes entre nos mains, c’est nous qui menons le jeu. Arrive peu après le jeune policier muni de l’autorisation de regarder, mais sans photographier. C’est un gentil garçon, dépourvu de malice, visiblement content de cette récréation, qui nous guide dans le plus grand tribunal de Tunis, qui en compte vingt-six. L’attitude de son supérieur n’annonçait pas un choix aussi souriant. Sur plusieurs étages, nous visitons des salles inoccupées. Ici aussi, les féries judiciaires ont vidé les lieux et seule une instance dévolue au droit de famille reste en activité. Des grappes de gens, visiblement tendus, encombrent l’entrée d’une salle. On y sent le drame privé, amplifié par un pouvoir fait pour écraser l’individu. Des enfilades de salles indiquent l’importance du Parquet du Procureur. Comme je l’apprendrai plus tard, c’est ce tribunal qui juge les affaires dites de terrorisme. Le rituel solennel de la justice s’exprime avec faste dans un espace étalé à profusion. Alors que je glisse un œil dans des toilettes, restées ouvertes, j’y trouve un endroit crasseux, sordide, respirant la détresse. A l’issue de la visite, accomplie dans une ambiance qui ne laissait pas présager le message du début, je demande à aller remercier le capitaine, suscitant la stupeur de notre accompagnateur. Solennellement, je prends congé, et je lui remets ma carte de visite, l’engageant à venir voir comment le pouvoir s’exerce dans notre pays.

Libérés de ces effluves dictatoriaux, nous revenons à notre but premier, retardé mais nullement oublié. Finalement, guidés par un passant, nous aboutissons au Dar Lasram, fleuron d’une médina dont les vestiges remontent au VIIes siècle., peu après la conquête arabe. Un ancien palais ottoman, restauré avec des moyens, du savoir-faire et du goût, nous accueille. Porte cloutée peinte en jaune, escaliers aux marches ornées de marbre noir et blanc, motifs géométriques, vitraux, nous déambulons dans une ambiance nette et  reposante. Pour ne pas troubler les architectes qui travaillent dans cette vitrine, nous tentons de nous faire aériens et muets. Ils œuvrent à la préservation de la médina, tâche compliquée par le départ des artisans italiens qui avaient, en leur temps, beaucoup contribué au charme de la ville. Certaines techniques, comme les décorations en stucs, ne sont plus maîtrisées.
A la nuit tombante, nous assistons à la fouille d’un jeune homme, prototype du petit dealer. Cette humiliation publique ne semble troubler personne.

Enfin, à deux pas de notre hôtel, Aritz est harponné par une quinquagénaire racée et élégante, qui passe sans transition du rire au sérieux, lui déversant dessus un discours intarissable et dépourvu de fil conducteur. Emprunté par la situation, mon rejeton dirige charitablement cette prophétesse aux yeux perçants vers moi. Vu les thèmes interculturels de ses propos éclatés, écoulement agité et désordonné, laborieux à endiguer, je décide, intriguée, de lui consacrer le temps qu’il faudra. Quel est le parcours de cette femme soignée, vêtue à l’occidentale, au splendide regard pénétrant, une paire d’yeux qui vous absorbent littéralement? Rivés sur place, nous la regarderons s’éloigner, nimbée de son mystère.

Ce n’est du reste pas notre seule rencontre insolite. Peu après notre installation à l’hôtel, le hasard a mis sur notre chemin un jeune homme fort courtois, hospitalier, serviable et discret, qu’on dirait atteint de la lèpre. Sans rien attendre en retour, il nous engage à ne pas hésiter à demander ce qui pourrait nous rendre la vie agréable. D’une maigreur effrayante, il se déplace laborieusement, ralenti par la raideur d’une jambe. Incidemment, comme pour s’excuser de son corps torturé, il mentionne qu’il souffre terriblement. Ses extrémités, les mains comme les pieds, ont été amputées, et des taches rose vif donnent un aspect marbré à son visage. Atteint d’une maladie orpheline, il tente de se faire inclure dans un protocole de soins en Allemagne et se bat courageusement. Plusieurs procès, gagnés contre l’Etat tunisien, semblent lui assurer une relative aisance. Malgré ce fardeau qu’il traîne avec une dignité de martyr, son seul souci semble être notre bien-être. Au fil de notre discussion, il s’intéresse à ma quête et me demande quels seraient mes vœux concernant ce séjour. Sa générosité et son apparent détachement de son propre sort m’impressionnent.

Depuis longtemps, je rêve de voir travailler un calligraphe et d’obtenir quelques explications sur cet art très vivant, présent aussi bien dans les allées du pouvoir que dans les lieux sacrés, né du discrédit qui frappe l’image en terre d’islam. J’aimerais rapporter pour mon bureau un hadith, encouragement à la quête de la connaissance : Recherchez le savoir du berceau jusqu’au linceul.

Dans un premier temps, Rachid, nous emmène dans un magasin d’articles réalisés à la chaîne, de manière mécanique, en Extrême-Orient sans doute, très probablement dans des conditions plus que douteuses. Ma consternation doit se lire sur mon visage et heureusement, ma quête de sobriété ne le heurte pas trop. Le projet semble toutefois se déliter dans l’indétermination car la proximité de notre départ pour Monastir le rend difficilement praticable.

Auteur : Yvonne Bercher
Publié le : 03-08-2011
 

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