jeudi 8 mars 2018

Article par un quotidien suisse sur les mères célibataires en Tunisie

Mères célibataires au ban de la société

Lundi 25 septembre 2017 par Perrine Massy
 
SEBASTIAN CASTELIER
Une maman et son bébé au foyer pour mères célibataires de l’ONG Amal, à Tunis.
 
 
En Tunisie, la plupart des femmes non mariées qui tombent enceintes préfèrent fuir leur domicile pour éviter l’humiliation de leur famille. La loi contre les violences ne les protège que peu.
Ghalia* dépose doucement son fils de cinq semaines dans un couffin posé au sol. «Mes parents sont très choqués», murmure-t-elle pour ne pas réveiller les autres nourrissons qui dorment dans la salle commune du foyer. Etudiante en psychologie, la jeune femme de 29 ans, qui vivait chez ses parents, est tombée enceinte sans le vouloir. Le père, marié, n’a pas quitté sa femme. Ghalia a choisi de garder l’enfant, transgressant ainsi le tabou social de la maternité – et de la sexualité – hors mariage qui prévaut en Tunisie.

«Je suis allée vivre chez une amie trois mois avant l’accouchement. Je n’ai prévenu mes parents qu’après la naissance de mon fils, raconte-t-elle. Depuis, ils veulent que je l’abandonne. Il y a aussi la pression du quartier, du village… C’est ça, le plus dur. Tout le monde me connaît. Tout le monde se dit: comment a-t-elle pu commettre une telle faute?»

Prise en charge inexistante

Contrainte de quitter sa famille, Ghalia a contacté l’association Amal pour la famille et l’enfant sur les conseils d’un ami. Elle est aujourd’hui hébergée au foyer de l’association, une villa anonyme dans la banlieue de Tunis, depuis bientôt un mois. Ouvert en 2003, il peut accueillir jusqu’à dix-sept femmes et leur enfant, pour une durée de quatre mois renouvelable au cas par cas. Elles bénéficient pendant cette période d’un soutien matériel, psychologique, administratif et juridique, le temps de trouver une formation ou un emploi ainsi qu’un logement.

«Il y a environ 1500 naissances hors mariage par an en Tunisie», estime Malek Kefif, le président de l’association. «La plupart des mères célibataires viennent de milieux défavorisés, et beaucoup ont subi des violences. Elles ont souvent été obligées de quitter leur région d’origine pour échapper au scandale, et sont sans ressources. Mais elles ne bénéficient d’aucun instrument spécifique de prise en charge. Notre association répond à un besoin réel», poursuit-il.

Une éducation sexuelle fragmentaire

La Tunisie est considérée comme l’un des pays les plus avancés du monde arabe en matière de droits des femmes. Le Code du statut personnel, promulgué en 1956 par le président Habib Bourguiba, père de l’indépendance, a aboli la polygamie et la répudiation, et instauré le mariage civil et la possibilité pour les femmes de divorcer. Le pays a également connu cette année des avancées notables en matière de lutte contre les violences faites aux femmes (lire ci dessous).
Malgré cela, avoir un enfant hors mariage expose les femmes à de multiples difficultés, et plus de la moitié des enfants nés hors mariage sont abandonnés.

«Je me suis rendu compte que j’étais enceinte au bout de cinq mois», confie Hanène*, 32 ans, maman d’une petite fille de cinq semaines. «Il était trop tard pour avorter.» En Tunisie, l’avortement est autorisé jusqu’à douze semaines de grossesse. Mais l’éducation sexuelle quasi inexistante et les difficultés d’accès aux soins pour les catégories les plus pauvres de la population favorisent les grossesses indésirables. Hanène, qui travaillait comme ouvrière agricole, est parvenue à cacher sa grossesse à sa famille jusqu’au bout. «Dès que j’ai senti les premières contractions, je suis partie, et je ne suis jamais revenue», raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle n’est plus avec le père. «C’est aussi bien comme ça, lâche-t-elle Tout ce que je veux c’est avoir un travail, un logement, et me consacrer à ma fille. Mais j’ai peur de l’avenir. Parfois je ne me sens pas assez forte.»

Stigmatisations

Pour l’instant, Hanène, comme la plupart des autres mères célibataires, n’a qu’une idée en tête: que le père de sa fille la reconnaisse, pour qu’elle ait enfin un «nom». Car en droit tunisien, la filiation par la mère n’existe pas.

«Chaque fois qu’une maman doit présenter le certificat de naissance, pour inscrire son enfant à l’école par exemple, ça pose problème», explique Rebah Ben Chaabane, la psychologue du foyer. Les récits de discrimination sont nombreux: mères insultées, qualifiées de «cas sociaux» dans les administrations et mêmes les hôpitaux, enfants qualifiés de «bâtards». «Elles culpabilisent et n’osent pas se défendre», soupire Rebah Ben Chaabane.

Une loi votée en 1998 permet aux mères célibataires d’engager une procédure judiciaire pouvant contraindre le père, s’il est connu, à faire un test ADN et à reconnaître son enfant. Cela permet à celui-ci d’obtenir une filiation, et à la mère de demander une pension alimentaire. En cas d’échec, l’enfant se voir attribuer un nom fictif par l’Etat. «Cette loi est une avancée, mais elle est insuffisante», estime pourtant Monia Ben Jemia, juriste et présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). La reconnaissance par le père lui donne en effet automatiquement la tutelle de l’enfant, un pouvoir de décision que le père peut faire valoir à tout moment contre la volonté de la mère. Le texte est également silencieux sur la question de la succession, «et la jurisprudence dit qu’un enfant illégitime ne peut pas hériter du père», précise la juriste. «Il faudrait que la loi tunisienne reconnaisse la filiation maternelle et permette à la mère d’avoir la tutelle», ajoute-t-elle.

Faute de progrès au niveau juridique, Rebah Ben Chaabane espère que l’évolution viendra de la société: «Ces dernières années, la question des mères célibataires a commencé à être de plus en plus médiatisée et est un peu moins taboue, se réjouit-elle. C’est déjà bien. Il faudra du temps pour que les mentalités changent et que les gens arrêtent de juger.»

Loi sur les violences: un impact limité

Le parlement tunisien a adopté le 26 juillet une loi historique visant à éliminer tous les types de violences faites aux femmes. Elle protège davantage celles qui portent plainte et reconnaît le rôle des médias et de l’éducation dans la prévention. Mais cette loi ne contient pas de disposition spécifique concernant les mères célibataires. «Elle n’aura qu’un impact indirect, dans la mesure où ces femmes sont souvent victimes de violences», explique Monia Ben Jémia, la présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD). PMY

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interviewées, qui souhaitent garder l’anonymat pour des raisons de sécurité.

 
Le Courrier
 

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