mercredi 19 avril 2017

Amine & Hamza, frères de son

Ils sont Tunisiens et Suisses. Musiciens et médecins. La sortie de leur nouvel album prouve qu’ils sont surtout absolument uniques. Rencontre avant leurs concerts au Cully Jazz Festival

«Je veux jouer du oud!» C’est un petit garçon vaudois qui trépigne dans une ferme rénovée. Il s’appelle Leo, il a bientôt 2 ans et ne souhaite rien tant que saisir le luth arabe de son père. Il y a autour de lui des dizaines d’instruments, une bibliothèque qui mêle les ouvrages mystiques, la philosophie et la psychiatrie, des images indiennes, le souk parfait. Amine s’assied sur le sofa. Hamza s’assied à côté de lui. Tandis que Leo pince des cordes à vide, ils se racontent. «Nous avions presque l’âge de mon fils lorsque nous sommes devenus musiciens», murmure Amine. Ainsi débute leur conte des mille et une vies.


Cela fait quelques années déjà que l’on croise en Suisse romande les noms d’Amine et Hamza Mraihi, deux frères tunisiens, virtuoses de la musique classique arabe et des discours inclusifs, tous deux docteurs en médecine, tout juste 30 ans. On les avait vus il y a quelques mois au Festival Onze Plus de Lausanne et leurs compositions, leurs regards partagés, faisaient l’effet d’une pluie vive dans un long désert. Hamza: «Nous avons connu la Suisse en 2006, nous donnions un concert à l’Octogone du Pully, organisé par l’association Amdathtra. Ça a été un coup de foudre.»

Des larmes pour la révolution

Ils rencontrent alors des tombereaux de musiciens, notamment Antoine Auberson, Jean-Pierre Schaller, qui tous sont subjugués par cette fratrie brillante et drôle. A l’époque, ils terminent leurs études de médecine en Pologne et doivent trouver un hôpital qui les accueille pour leur spécialisation: «Une amie nous a dit que la Suisse manquait de médecins, alors on a envoyé des lettres.» Ils sont pris. Hamza en médecine interne. Amine en psychiatrie («J’ai toujours été le plus littéraire des deux, j’aime creuser la pensée»).
Ils débarquent en 2011, en pleine révolution tunisienne: «On suivait les événements entre deux consultations, sur nos téléphones. Le 14 janvier, quand Ben Ali est parti, on a joué le soir même un morceau à l’Echandole d’Yverdon. On a beaucoup pleuré. De joie.» Quand ils parlent d’émotions vécues, ils évitent de trop se regarder. Il y a, entre Amine et Hamza, une sorte de gémellité lunaire, la pudeur de deux êtres qui ont souvent été la béquille de l’autre.

Musicien contrarié

On a décidé pour eux très jeunes de ce qu’ils deviendraient ensemble. Comme on le fait pour les footballeurs. Sauf que, dans ce cas, le sélectionneur, c’était leur père. Derrière sa bouille ronde de bonze et ses yeux d’acier, Amine se souvient des heures de répétition et de l’ambition de ce paternel, pneumologue à succès mais musicien contrarié: «Dans la voiture, presque depuis notre naissance, notre père nous faisait écouter Oum Kalthoum. Il insistait bien sur le joueur de luth oud et le joueur de qanun, cet instrument à cordes pincées. Il nous a fait croire que c’étaient les vrais super-héros de l’orchestre!»
Monsieur Mraihi ne se contente pas de rapporter des valises pleines de disques de chacun de ses voyages, de vérifier que ses enfants travaillent chaque jour, interminablement, sur une phrase mélodique qui n’est pas encore fluide. Il les envoie aussi, chaque été, très loin, tous seuls. Hamza: «Nous avions 11 ou 12 ans et nous partions pour plusieurs semaines chez un maître de la musique turque à Istanbul ou chez un maître du classique arabe à Casablanca.»

Bêtes curieuses

Les doigts des frères saignent. Mais ils vivent aussi un rêve d’indépendance extraordinaire. «On n’apprenait pas seulement la musique. On sortait la nuit avec nos maîtres. On grandissait tellement vite.» Ils n’ont pas quinze ans quand ils sortent leur premier album. Ce sont des vedettes tunisiennes, les deux frères prodiges, que la télévision filme comme des bêtes curieuses. Très vite, ils veulent détourner les imaginaires, ne pas se contenter de la case qu’on a dessinée pour eux.
Un oncle leur offre un disque du guitariste flamenco Paco de Lucia. Amine et Hamza dressent des ponts mentaux entre des traditions alliées, la musique indienne, le jazz. Au point où, quand ils se retrouvent à l’Opéra du Caire, la terre sacrée du classique arabe, ils décident d’interpréter leurs propres compositions cosmopolites. La salle se vide. «Nous étions prétentieux», dit Hamza. «Mais nous voulions faire bouger les lignes.» Ils ont déjà publié huit disques. L’album qu’ils sortent aujourd’hui, «Fertile Paradoxes», est le premier depuis qu’ils sont arrivés en Suisse. Il dit la terre soulevée, les origines, la conquête et le secret.

Satie et le Moyen-Orient

Amine et Hamza, pour se séduire l’un l’autre autant que pour combler leur père, ont été de bons élèves toute leur vie. Ils sont partis encore mineurs en Pologne pour mener cette double trajectoire d’étudiant en médecine et de musicien en tournée. Hamza: «On ne le regrette pas. Ne pas dépendre de la musique pour vivre, cela nous permet de ne faire aucun compromis en ce domaine.» Ils ont joué le jeu, des fils prodigues, des surdoués. Et pourtant, leur musique dit le contraire de l’esthétique du singe savant, elle fuit aussi les carcans de l’orientalisme. Elle est un pas de côté continuel.
Ils ont créé un groupe avec le violoniste lausannois (fils de maître indien, tout de même) Baiju Bhatt, avec le saxophoniste Valentin Conus, avec aussi un joueur de tablas, Prabhu Edouar et un percussionniste, Fredrik Gille. On dirait un archipel, liés par la distance. Cette musique, qui dit autant Satie que le Moyen-Orient, le Tzigane et Miles Davis, est un défi aux identités fixes: «On joue notre sang», dit Amine. «Mais on reste une génération de déracinés.» Leur racine la plus palpable, c’est ce lien qui les unit.


Profils

1986. Naissance d’Amine, le 30 mars.
1987. Naissance de Hamza, le 27 avril. A Tunis.
1989-1990. Les deux frères commencent la musique. Amine le luth oud. Hamza le quanun, planche aux cordes pincées.
2004. Ils s’installent en Pologne pour étudier la médecine mais poursuivent en parallèle leur carrière de musicien.
2010. Arrivée en Suisse. Ils exercent aujourd’hui tous les deux au CHUV.
2017. Sortie de l’album «Fertile Paradoxes».


Article d'Arnaud Robert pour le journal le temps, publié le 2 avril 2017


Source:  https://www.letemps.ch/culture/2017/04/02/amine-hamza-freres


Site officiel : http://aminehamza.com/

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