Elle a appris la précision au sein de l’équipe suisse de gymnastique
rythmique. Elle a paradé en Miss Suisse romande en 2012. Aujourd’hui, la
jeune comédienne bouleverse dans «Tous des Oiseaux», saga électrique
signée Wajdi Mouawad à Paris.
Jérémie Galiana et Souheila Yacoub forment un couple envoûtant dans
«Tous des Oiseaux», joué en allemand, en anglais, en arabe et en hébreu.
© Simon Gosselin
© Simon Gosselin
Tombée du ciel. Souheila Yacoub est une étoile, longtemps brûlée,
aujourd’hui brûlante; longtemps mutique, aujourd’hui éloquente. Son
premier grand rôle est un envol. La Suissesse, 25 ans, incarne Wahida
dans Tous des Oiseaux, équipée magnétique signée Wajdi Mouawad,
cet écrivain déchiré entre son Liban natal, les routes du Québec où il a
trouvé refuge adolescent et Paris où il rameute des foules amoureuses, à
la tête du Théâtre de la Colline. Chaque soir, on refuse du monde.
Chaque soir, le public est debout. Un triomphe sur les braises de nos
inquiétudes; une blessure soudain plus palpable qui est un carrefour où
s’aiguise la pensée; une saga où on s’éclaire.
Un spectacle comme un baptême
Ce matin-là, Paris vous perfore à petites gouttes et Souheila Yacoub
vous attend. Appelez-la Sou, c’est comme ça que ses amis l’appellent.
Vous la rencontrez après le choc de la nuit. Elle n’est plus Wahida –
elle l’est, en vérité. Elle ne joue plus une fille dans le vent de nos
histoires, une tête bien faite qui mène une thèse sur le fascinant
Hassan Ibn Muhamed el Wazzan, diplomate musulman du XVIe qui est obligé
de se convertir au christianisme. Elle n’aime plus Eitan, jeune
biologiste allemand juif qui enquête sur ses origines en Israël. Elle ne
redoute plus que la guerre la sépare de son bien-aimé, qu’une fureur
arabo-israélienne les dévaste. Elle est juste Sou, dans une veste en
cuir chocolat de pilote d’aéroplane.
Aux saluts, un rire de joie
Elle plane et elle a bien le droit. A la fin de Tous des Oiseaux,
quand six cents têtes se dressent pour ovationner, elle rit, parce
qu’elle est heureuse. A la table de la cantine de la Colline, elle
confie ça justement, que c’est son premier projet, qu’elle n’en revient
pas de cette ferveur, qu’elle s’est demandé si c’était toujours aussi
fort à la fin d’un spectacle. «Mais c’est l’écriture de Wajdi Mouawad
qui produit ça», s’emballe-t-elle.
Les vies de Souheila
Sou lâche la bride, elle a tant à proférer. Son nom, Souheila Yacoub,
ne vous est pas totalement étranger, à vous lecteur qui délaissez
parfois la rubrique Culture pour faire provision d’autres frissons dans
les pages Sport ou Société. La comédienne a eu deux autres vies au
moins, avant d’entrer en scène.
Le poids de la grâce
Dans la première, elle est clownesque, entre Viviane, sa mère
flamande séparée de son mari, et Inès, sa sœur aînée. Elle a 6 ans dans
le quartier de Chêne-Bourg à Genève, elle fait rire Viviane qui trime
jour et nuit. Et elle met en joie Mounir, son père, un Tunisien,
bonimenteur et séducteur qui invente des histoires pour embellir
l’existence de ses deux enfants adorées. Souheila est plus agile que la
moyenne: elle pratique la gymnastique rythmique, des virevoltes de
rubans et de balles; on la repère et elle rejoint l’équipe suisse de la
discipline. A 15 ans, elle entre à la Haute Ecole de sport de Macolin,
sous les ordres d’une coach bulgare, soumise à un contrôle du poids
trois fois par jour, une torture, épingle-t-elle.
Un rêve olympique
Cette adolescence est une garnison. Souheila enchaîne les
championnats d’Europe, du monde, rêve surtout des Jeux olympiques de
Londres – au dernier moment, la phalange helvétique sera écartée. «J’ai
arrêté mes études à 17 ans, pour ces Jeux, et quand nous avons été
éliminées, j’ai fait une grosse dépression. Je n’arrivais plus à parler.
Je me suis retrouvée chez ma mère à 20 ans, je ne connaissais rien de
la vie, je n’avais rien vu, rien lu. J’avais été sportive d’élite et je
n’étais plus rien.»
"Bonjour Souheila, je ne sais pas si vous me connaissez, je m’appelle Wajdi Mouawad, je suis auteur et metteur en scène…"
Mais Inès, sa sœurette chérie, veille. Une idée saugrenue, une
après-midi de spleen dans un centre commercial genevois: Miss Suisse
romande recrute des candidates. «Et si tu y allais, Sou?» «Mais t’es pas
folle!» s’entend répondre Souheila.
Une cure de beauté salvatrice
Sur le podium du supermarché, on la maquille à présent, on la flatte.
Elle n’est pas encore Miss Suisse romande – elle sera élue le
15 décembre 2012 – mais elle parade déjà dans des défilés où elle croise
des apollons laiteux, des apprenties Kate Moss, des gens beaucoup plus
intéressants qu’on ne le croit, poursuit-elle.
Souheila Yacoub a été élue Miss Suisse Romande en décembre 2012. /Sandro Campardo/ Keystone
Cette cure de beauté la console, la relève, lui redonne le goût du
ciel. Elle se souvient qu’à 6 ans elle était drôle, qu’à 15 ans elle
s’imaginait parfois actrice. Alors elle pianote sur son écran, cherche
une école de théâtre à Paris, tombe sur le Cours Florent, cet
indémodable. Et elle s’inscrit dans la filière Acting in english,
histoire de pouvoir jouer un jour avec Leonardo DiCaprio, son idole.
Ambitieuse, va!
Paris est une fête
C’est là que le conte se pare d’un habit surréaliste, que les hasards
conspirent pour Souheila, que Paris se métamorphose en carrosse. Une
professeure du Cours Florent a repéré ses talents de danseuse. Elle lui
confie des chorégraphies pour ponctuer les présentations des élèves. Un
soir de printemps 2016, un public de professionnels assiste à l’une de
ces représentations. Dans la salle, l’assistante de Wajdi Mouawad
apprécie la démonstration, avant d’être éblouie soudain: cette
apprentie-comédienne qui danse si bien, qui a cet air farouche de
Méditerranée, n’est-elle pas justement celle que Wajdi cherche pour sa
prochaine pièce, encore à l’état d’ébauche?
Il m’a dit: «C’est toi.»
Une vision et l’amorce d’un roman. Souheila ignore tout de cet
enthousiasme. Elle se présente au concours d’entrée du prestigieux
Conservatoire de Paris – 1500 candidats, une trentaine d’élus. Et elle
est admise du premier coup. «C’est l’été, mon portable sonne et
j’entends une voix timide: «Bonjour Souheila, je ne sais pas si vous me
connaissez, je m’appelle Wajdi Mouawad, je suis auteur et metteur en
scène…» Nous nous sommes vus dans un bistrot et au bout d’une heure et
demie, il m’a dit: «C’est toi.»
Le travail avec Wajdi Mouawad
Souheila lit tout de Wajdi Mouawad, s’éprend de Paul Claudel et de son Soulier de satin, se rêve dans la peau d’Hamlet, rattrape la Nouvelle Vague, A Bout de souffle, Les Quatre Cents coups,
tombe amoureuse d’un acteur parisien de 20 ans et c’est ainsi qu’elle
se retrouve au mois de juin 2017 sur la scène du Théâtre de la Colline,
assise devant une immense table où Wajdi Mouawad a réuni 60 personnes,
toute l’équipe de production de Tous des Oiseaux.
Face à Souhleila Yacoub, l'Israélienne Darya Sheizaf joue un soldat en proie à ses démons.
«Pendant deux semaines, nous avons passé nos journées à lire le
scénario, à imaginer le destin des personnages, à discuter des enjeux
d’une pièce qui parle du conflit israélo-palestinien. Wajdi était
attentif à l’avis de chacun, du traducteur comme de l’éclairagiste.
C’est dans ce climat très bienveillant que nous avons pu dire des choses
que nous n’aurions jamais confiées autrement. Et cette matière a nourri
la pièce qui n’était pas finie.»
«Wahida, c’est moi»
«Mais Wahida, cette jeune Américaine que ses racines arabes
rattrapent, c’est donc vous?» «Oui, c’est moi, en grande partie. J’ai
longtemps pensé comme Wahida qu’il valait mieux être traitée de pute que
d’Arabe. Je n’aimais pas ce mot: «arabe». Et d’ailleurs, jusqu’à ce que
je devienne Miss Suisse romande, je ne pensais pas à cette origine. A
la maison, avec maman, nous parlions néerlandais. Dans les castings, je
disais toujours que j’étais Suisse, Flamande, Tunisienne et
Vénézuélienne, ce dernier point étant un mensonge. Mais je ne voulais
pas qu’on ne me confie que des rôles de Yasmina. Aujourd’hui, quand on
me lance: «Toi, l’Arabe», ça me fait rire.»
Tous des Oiseaux est un élixir: le boire, c’est se
retrouver. C’est ce que Souheila dit. Elle a appris les mots de son père
pour être Wahida. Des spectatrices l’ont félicitée dans la langue du
poète Mahmoud Darwich. «J’ai dû leur avouer que je ne les comprenais
pas, mais j’ai l’intention de progresser très vite. L’arabe, c’est cette
langue où il y a vingt-six façons de dire «Je t’aime».
Souheila est bosseuse et brillante. Elle vient de tourner dans Les Affamés de Léa Frédeval. Elle s’apprête à enchaîner avec Le Sel des larmes
de Philippe Garrel. Deux titres qui lui ressemblent. Elle sait la
violence de ce milieu, pour avoir subi le harcèlement moral. Mais elle
est une «warrior», c’est son mot, comme sa mère Viviane: elle vivra de
ce métier, un point, c’est tout. Dans Tous des Oiseaux, Wahida
balaie soudain toutes les considérations sur les aïeux et leur loi,
histoire de s’affranchir: «Me voici» suffit.» A propos, «Wahida»
signifie «l’unique».
Sous le ciel glacé de Paris, emmitouflée dans le col en laine de
mouton de sa veste d’aviateur, Sou ne dit pas autrement: «Me voici.»
Au cœur des ténèbres, un thriller sismique
Ne pas faire du théâtre en sourdine. Si on croit à cet art, à sa
nécessité, il faut que les questions soient des boomerangs, qu’elles
vous reviennent à la figure; que les doutes soient un poison; que les
révoltes soient des orages; que les histoires soient des berlines
fantômes, qu’elles roulent jusqu’à ce que folie s’ensuive. Wajdi
Mouawad, 49 ans et des binocles d’enfant mage, dit volontiers cela, que
le théâtre est un bruit et une fureur.
La délicatesse électrique des acteurs
Le pouvoir d’envoûtement de Tous des Oiseaux, sa nouvelle
création – il écrit et monte le texte –, tient à sa lave, celle de cette
guerre entre Israël et la Palestine, de cette haine qui tourne en
spirale, qui a ses foyers au Proche-Orient comme en Europe. Mais si on
est pris au premier mot, c’est précisément parce que Wajdi Mouawad et
ses neuf extraordinaires acteurs s’avèrent d’une délicatesse électrique.
Pas d’hystérie, jamais, mais une intensité de chaque instant, un cri
contenu dont on entendrait sans cesse l’écho.
Un récit à tiroirs captivant
Comment fait-il, Wajdi Mouawad, pour qu’on soit captif ainsi? Il
privilégie ce que les auteurs de roman appellent l’écriture blanche. Pas
d’effets de manche en préambule. Les arabesques narratives viendront
plus tard. Sur la scène de la Colline, une table de bibliothèque
universitaire, une ampoule et une jeune femme concentrée sur son laptop.
C’est Wahida la thésarde, justement, jouée par Souheila Yacoub. Son
sujet de recherche? Hassan Ibn Muhamed el Wazzan, savant du XVIe capturé
par des corsaires, livré au pape Léon X et condamné à se convertir au
christianisme.
Une enquête sur les origines
Le tableau inaugural est élémentaire dans son décor: un jeu de
panneaux coulissants et un minimum d’accessoires. Rien ne doit faire
obstacle au sujet. Et tout doit vous aspirer: la musique joue alors son
rôle prépondérant, elle n’illustre pas, elle enveloppe tout doucement.
Un glissement de panneaux et vous êtes à Tel-Aviv, dans une chambre
d’hôpital – ce lieu qui obsède Wajdi Mouawad – avec le jeune Eitan
(Jérémie Galiana), biologiste juif allemand qui est venu jusque-là avec
sa fiancée, Wahida, pour enquêter sur l’origine de son père, David
(Raphael Weinstock, saisissant en homme qui se fissure).
Un amour dévasté par la guerre
Si Eitan gît dans ce lit-là, dans le coma, c’est qu’il fait partie
des victimes d’un attentat dans un bus qui reliait Israël à la Jordanie.
Mais pourquoi ce séjour-là? Nouveau travelling temporel et spatial et
vous comprenez que ce voyage a un lien avec un autre épisode. Devant
vous, la table d’un dîner. On est chez Norah (Judith Rosmair) et David
justement, les parents d’Eitan. Celui-ci leur annonce en présence de son
grand-père Etgar (Rafael Tabor) qu’il aime Wahida, une Arabe. C’est un
séisme alors, «un parricide», claque David, pétri de culture judaïque.
Une saga en hébreu et en arabe
C’est le premier nœud de la saga. Eitan, estomaqué, prélève un
fragment d’ADN de son père et de son grand-père. Fissure: il découvre
que David n’est pas le fils d’Etgar. Pour éclaircir le mystère, il fait
le voyage jusqu’en Israël où vit sa grand-mère (Leora Rivlin) qu’il n’a
jamais rencontrée. Tout cela se joue en allemand, en anglais, en arabe
et en hébreu – sous-titré en français. On est à la croisée des langues,
là où les identités s’arc-boutent et se défont.
Le goût des larmes
Tous des Oiseaux touche au vif du sujet contemporain: au nom
de quelle appartenance et de quels aïeux j’agis. Wajdi Mouawad
n’apporte aucune réponse, il fait tomber des masques, jusqu’à ce que le
vide vous happe. Son théâtre est celui de la reconnaissance: ses héros
découvrent qu’ils ne sont pas ceux qu’ils croyaient. Le monde ne s’en
porte pas mieux. Mais le spectateur, lui, goûte au sel des larmes. On
est bouleversé par ce goût et, comme l’auteur, inconsolable.
Tous des Oiseaux, Villeurbanne, Théâtre national populaire, du 28 février au 10 mars; rens. https://www.tnp-villeurbanne.com/; tournée suisse prévue pour la saison 2018-2019; la pièce sera publiée au printemps aux éditions Léméac/Actes Sud
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