Le scandale de l’affaire HSBC Private Bank Suisse touche aussi la
Tunisie. Une liste de 256 clients a pu être établie dont des membres du
clan Trabelsi et Ben Ali, des traders, des hommes d’affaires.
L’argent ne connaît pas de frontières. Un nouveau volet dans l’affaire SwissLeaks permet de mesurer
l’ampleur des informations contenues dans les listings fournis par un
informaticien de la banque, aux autorités françaises fin 2008. En tout,
203 pays sont concernés et un montant de 250 milliards de dollars est en
jeu. La Tunisie
en fait partie. Une liste de 256 clients détenant un total de 679
comptes a été établie. 142 noms de personnes physiques et 32 noms de sociétés
offshore, toutes en lien avec la Tunisie ont été identifiés par les
autorités françaises. Ces informations ont été obtenues par Le Monde.
C’est une liste de personnes ordinaires au milieu de laquelle les
noms d’hommes d’affaires importants apparaissent. Parmi eux, on retrouve
aussi les noms de membres du clan Ben Ali-Trabelsi. Petite sélection
des noms tunisiens du SwissLeaks. L’affaire SwissLeaks éclate en 2008,
quand un ancien informaticien de la banque, Hervé Falciani, remet aux
autorités françaises des listes de noms de clients de la HSBC Private Bank (Suisse).
En tout, une liste de 106 458 clients dans 203 pays. Une partie des
clients sont en règle avec la loi, d’autres sont des évadés fiscaux.
L’affaire et les chiffres en Tunisie
Pour
la période d’activité 2006-2007, on décompte un total de 256 clients en
lien avec la Tunisie : de part leur nationalité, leur lieu de naissance
ou leur résidence. Au total, 679 comptes sont reliés à la Tunisie. Une
liste de 230 comptes contenant de l’argent, de 142 noms de personnes
physiques et de 32 sociétés offshore a été dressée. La somme totale
s’élève à plus de 554 000 000 dollars.
Pour les personnalités
tunisiennes, la somme totale s’élève à plus de 52 000 000 dollars. Les
profils des clients sont divers : femme au foyer, retraité, commerçant,
bijoutier, manager,
employé de banque, médecin, négociant en diamant, journaliste, étudiant
en pharmacie… Si les comptes concernent des Tunisiens vivant en Tunisie
et à l’étranger, la majorité est reliée à des personnes de nationalité
française ou autre, nées en Tunisie, ce qui explique leur lien avec les
listings tunisiens. La première ouverture de compte recensée dans les
listings tunisiens date de 1969. Certains comptes ont été fermés depuis.
Pour d’autres, aucune date de clôture n’est indiquée, ce qui laisse penser que les comptes étaient toujours en activité en 2007.
Le clan Ben Ali-Trabelsi
Au milieu de la
liste d’anonymes, une poignée d’individus ressort : cinq personnes
proches de l’ancien régime et qui sont toutes concernées par une
ordonnance du Conseil fédéral suisse. Cet organe exécutif de la
Confédération suisse s’occupe, entre autres, de la politique
étrangère de son pays. Il a gelé les avoirs d’une liste de
ressortissants tunisiens, proches de l’ancien régime. En janvier 2011,
quelques jours à peine après le départ de Ben Ali, le Conseil fédéral
suisse a pris une mesure coercitive, afin de geler les avoirs et les ressources économiques de « certaines personnes originaires de Tunisie »
. Cette ordonnance n’avait effet que jusqu’en janvier 2014. Belhassen
Trabelsi est en tête du groupe des membres du clan de l’ancien régime,
mentionnés dans la liste. Le frère de Leila Trabelsi est un homme
d’affaires, fondateur du groupe Kartago, un groupe d’entreprises
dans les secteurs de l’aviation, de l’hôtellerie, du secteur bancaire
ou encore de la communication… Son compte est le deuxième plus fourni de
la liste des clients de nationalité tunisienne. Belhassen Trabelsi a
ainsi ouvert un compte, en juin 2006. Sur la période couverte par les
fichiers, et qui s’étend jusqu’à l’année 2007, le crédit du compte a
atteint jusqu’à 22 083 648 dollars.
Son nom est également lié aux comptes de deux trusts : Kaffal Trust
et The Kassar Trust, pour lesquels aucune indication d’ouverture de
compte ou de montant n’est mentionnée. Difficile d’avoir des réponses,
son avocat Me Hédi Lakhoua, joint par téléphone, a refusé de répondre
à des questions concernant son client, évoquant un droit de réserve.
Jusqu’à aujourd’hui, nos recherches ne nous ont pas permis de domicilier ces trusts. Belhassen Trabelsi a fait l’objet de poursuites judiciaires en Tunisie.
Le
nom de sa femme, Zohra Jilani, se trouve également dans le listing avec
un compte à son nom, mais sans indication de date d’ouverture et de
montant. Elle est la fille de Hédi Jilani, ex-président de l’Utica, lui
aussi concerné par la mesure suisse. Autre membre du clan, touché par
les mesures coercitives, présent dans la liste : Montassar Maherzi,
époux de Samira Trabelsi, sœur de Leila Trabelsi. Là aussi pas de
mention de date d’ouverture ni de montant et impossible d’entrer en
contact avec l’intéressé ou avec un représentant de la famille.
Moncef Mzabi, homme d’affaires, PDG de nombreuses sociétés du groupe
Mzabi, notamment en charge de la représentation officielle du groupe
Renault-Nissan en Tunisie, est également présent dans le listing. Un
site Web à son nom décrit l’homme, sa carrière et ses réalisations.
Moncef Mzabi y est présenté comme un « homme d’affaires hors pair ». Il est lui aussi concerné par l’ordonnance du Conseil fédéral suisse.
En janvier 2004, un compte est ouvert à son nom. Le montant le plus haut sur le compte atteint les 9 684 403 dollars. En « voyage » depuis des semaines M. Mzabi n’a pas pu entrer en contact avec nous directement. Pourtant, il semblait enclin à répondre aux questions afin de « défendre son honneur », comme nous l’a expliqué le représentant légal d’Artes, société du groupe Mzabi, qui a confirmé avoir transmis nos questions à l’intéressé. Autre membre du clan touché lui aussi par la décision de la justice suisse, Moncef el Materi. Ancien haut officier de l’armée tunisienne, condamné à mort, puis gracié, lors d’un procès
très médiatisé, pour tentative de coup d’Etat sous Bourguiba, cet homme
d’affaires est le père de Sakher el Materi, l’époux de Nesrine Ben Ali,
fille du président déchu. Il a créé, avec son frère, une entreprise
pharmaceutique, Adwya, avant d’être évincé de la direction générale,
en 2011, pour « mauvaise gestion ».
Il est en fuite en France
à la suite d’un jugement par contumace qui l’a condamné à huit ans de
prison et 31 millions de dinars d’amende pour possession d’armes et
trafic de pièces archéologiques. Un compte a été ouvert au nom de Moncef
el Materi, en novembre 2006 à la HSBC Private Bank. Mais le listing ne
comporte aucune indication quant à la somme. Nous avons essayé d’entrer
en contact avec un avocat ou un membre direct de la famille après avoir
discuté avec Tarek el Materi, neveu de Moncef el Materi. Il explique transmettre la demande à l’un des descendants de Moncef El Materi, mais nous n’avons jamais reçu de retour.
Les hommes d’affaires
Les
membres du clan Trabelsi-Ben Ali ne sont pas les seuls présents dans la
liste des comptes de la HSBC Private Bank. L’homme d’affaires Tarek
Bouchamaoui, ancien président de la commission d’arbitrage de la
Confédération africaine de football
(CAF) arrive en tête de liste. Le frère de Wided Bouchamaoui, à la tête
de l’Utica (syndicat des patrons), possède un compte ouvert à son nom,
en juillet 2004, et qui enregistre un dernier mouvement en mai 2007. Le
plus haut solde s’élève à 48 862 484 dollars. Selon le listing de la
banque, M. Bouchamoui est domicilié en Égypte. Il est présenté, dans le
listing de la banque, comme le directeur général du groupe familial du
même nom.
Tarek Bouchamaoui a en réalité quatre comptes clients reliés à son nom.
En plus de son compte personnel, deux comptes sont attachés à une
filiale du groupe familiale, Hédi Bouchamaoui and Sons (HBS International
Ltd), dont l’un des deux a été ouvert en juin 1996 et un quatrième
compte pour une société offshore, le trust Mellow Trust. Selon les
listings, ces trois sociétés sont hébergées aux Bahamas. Aucune
information sur la somme exacte déposée n’existe pour ces trois comptes.
Malgré plusieurs tentatives pour entrer en contact avec lui, nous
n’avons pas pu le joindre.
Finalement seules deux des personnalités dont le nom apparaît dans la liste ont accepté de nous recevoir.
Elles témoignent toutes les deux des pratiques de la banque. Youssef
Zarrouk est un homme d’affaires, aujourd’hui à la retraite. Son nom a
été médiatisé après une enquête
journalistique. Il y fait état de commissions perçues en tant
qu’intermédiaire dans le cadre d’un marché remporté par le constructeur
Gautrain, pour la construction d’un train, en Afrique du Sud. M. Zarrouk reçoit et répond aux questions sans difficulté, mais après s’être assuré, de « l’honnêteté de la démarche ».
Tout comme Moncef Mzabi, il prétend avoir subi des tentatives
d’extorsion. Quand il se présente, il explique son métier sans embarras.
« Je me mets entre une entreprise et un acheteur » et il prend de l’argent pour ses services. Il est intermédiaire et ne s’en cache pas.
Ses liens familiaux ont sans doute aidé : oncle de Zohra Jilani,
femme de Belhassen Trabelsi et fille de Hédi Jilani, l’ex président de
l’Utica. Questionné sur l’existence d’un compte à l’étranger, il
rétorque : « J’ai en même plusieurs. Je suis résident à l’étranger depuis mes 20 ans, en France et au Koweït. »
Il
a effectivement eu un compte à la HSBC Private Bank ouvert en juin 2006
et dont la somme maximale a atteint 3 299 278 dollars. Son compte a été
fermé en 2009 ou 2010, il ne se rappelle pas exactement : « C’était à l’époque où la banque se débarrassait de nous, les Arabes, qui n’avaient pas assez d’argent ».
Autre nom sur la liste, celui de Samir Abdelli, avocat d’affaires,
travaillant sur des contrats pétroliers et ex-candidat à l’élection
présidentielle 2014. Il reçoit tout sourire dans son cabinet, aux murs duquel sont encore accrochées quelques affiches de campagne.
Selon
la liste, il détient un compte à son nom à la HSBC Private Bank. Ouvert
en juillet 2006, il ne semble avoir servi que dans le cadre d’une
transaction bancaire unique d’un montant de 80 000 dollars. L’avocat
commence par prétendre ne pas être au courant de l’existence de ce compte. Seule possibilité selon lui : un client l’aurait ouvert afin d’y déposer des honoraires, sans doute lorsqu’il était résident à Dubaï, comme il l’est toujours actuellement. « Il n’y a ni fraude ni évasion fiscale, car même si ces fonds étaient rapatriés ils ne seraient pas imposables », finit-il par expliquer.
« En tout état de cause, étant non-résident et mes activités
d’avocat international dans le contentieux, l’arbitrage, négociation et
cautionnement de marché d’audit légal, pouvant être la raison
d’instauration d’un compte d’attente avec des montants similaires à la
demande d’un confrère ou d’un client étranger, nous ne pouvons pas vous confirmer l’existence d’un tel compte sans vérification avec la clientèle de l’époque »,
explique Samir Abdelli, dans un e-mail envoyé le lendemain de notre
rencontre. Mais là encore, d’après les informations du listing,
M. Abdelli est enregistré avec un document tunisien et donc comme
résident en Tunisie. L’avocat affirme le contraire et prétend qu’il
était déjà résident à Dubaï à l’époque, comme il affirme l’être encore
aujourd’hui.
Le démarchage de la banque
Youssef Zarrouk explique rapidement le système de démarchage de la banque : « Une femme de la banque est venue me voir pour ouvrir des “trustees”. Ce que j’ai fait, au nom de mes enfants, mais sans jamais mettre un sou dessus. C’était une arnaque ».
Sa fille et son fils sont également sur la liste. Pour Kmar, il s’agit
d’un numéro de compte différent mais comportant exactement la même somme
que le compte de son père. Mahmoud, le fils, n’est pas au courant de
l’affaire. Sur la défensive, il refuse de répondre. Son père coupe
court : « C’est moi qui ai ouvert ce compte ». La somme déposée
est dérisoire en comparaison aux autres, le compte, ouvert en
septembre 2006, affiche un solde de 3 415 dollars.
Youssef Zarrouk explique que la banque essayait d’approcher les
clients tunisiens fortunés, elle proposait des cartes de paiement « platinum », une approche qui collait avec le « show off que les Tunisiens apprécient » et la banque « faisait même des trafics de change »
en récupérant des dinars tunisiens qui étaient ensuite convertis.
Interrogé sur la légalité de son compte, il explique ne pas être
résident en Tunisie et n’être assujetti ni au fisc tunisien, ni au fisc
français. M. Abdelli explique être également au courant du système des
montages financiers complexes proposés par la banque, pour mettre les
avoirs, des clients approchés, à l’abri des autorités fiscales de leur
pays.
D’autres noms
D’autres comptes
existent sur les listings avec des sommes importantes comme le compte de
Saber Daboussi, trader tunisien basé en Suisse, et dont le plus haut
montant enregistré en 2007 avoisine les 20 000 000 dollars. Ou encore
Temimi Kablouti, Algérien naturalisé Tunisien en octobre 1998,
travaillant dans le secteur audiovisuel. Son compte, ouvert en
novembre 1998, présente un solde de plus de 5 000 000 dollars.
M. Kablouti a expressément demandé à la banque de ne pas le contacter en Tunisie comme on peut lire dans la case destinée aux commentaires du chargé du compte sur ses clients.
Salaheddine Bashir Gherfal, de nationalité libyenne, possède un
compte personnel de plus de 3 000 000 dollars et est également
représentant légal de deux sociétés, basées dans les Iles Vierges
britanniques. Le montant présent sur les comptes n’est pas indiqué. Il
est également relié à la société Assicom Sarl, domiciliée au 22, rue
Alain Savary à Tunis et dont le compte, ouvert en septembre 2004,
affiche un solde de 1 596 069 dollars. Le Franco-Tunisien Slim
Bourricha, fabricant de yacht, est également cité dans le listing pour
un compte ouvert en novembre 2002 et qui présente un solde de
957 806 dollars. Pour d’autres comptes, présents sur les listings
tunisiens, il n’a pas été possible de remonter jusqu’aux propriétaires.
Par Inkyfada.com, partenaire du Monde Afrique, publié le 11 févvrier 2015.
Crédits photos : ARND WIEGMANN / REUTERS
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