L’été, ils triment pour vos vacances. Mais qui sont les garants de votre
farniente? Le temps d’un jour, Mehdi Atmani a pris leur place comme
employé. Ce jeudi, il goûte au stress de la plus grande aire de repos du
canton de Fribourg
Un œil dans vos vacances (4/5)
Je suis en retard. J’ai beau avoir prévenu, mes justifications sur le
bouchon autoroutier entre Lausanne et Vevey seront vaines. Hafedh Alaya
n’aime pas les retardataires. Je m’imagine déjà que dans d’autres
conditions, le patron de l’aire de repos de la Gruyère se serait bien
passé de mes services pour le reste de la saison. Il n’en est rien. Le
patron me charrie. Hafedh Alaya est comme ça: ferme, mais très
sympathique.
Lui est sur le pont depuis 5 heures du matin. Voilà
six ans que ce Suisse d’origine tunisienne de 47 ans est le chef
d’orchestre de l’aire de repos de la Gruyère, soit la plus grande halte
autoroutière du canton de Fribourg, avec un restaurant, un motel de
35 chambres, une cafétéria, des salles de conférences, un kiosque, une
station-service, sans compter les deux terrasses extérieures. Le tout en
continu. De 5 heures à 23 heures, Hafedh Alaya déborde d’énergie pour
gérer son équipe et parer à l’imprévisible. Alors quand un journaliste
en immersion vient gripper cette organisation, il n’est pas content,
d’autant qu’il gère en parallèle un autre établissement à Avry.
Mon
patron d’un jour n’est pas contrarié bien longtemps. Sur la terrasse
qui domine le lac de la Gruyère, il s’apprête à donner le coup d’envoi
de la saison estivale. Nous sommes le 26 juin. Jusqu’à la fin de
septembre, le personnel de l’aire de repos ne va plus toucher terre.
Hafedh Alaya vient d’engager cinq saisonniers pour l’été. Ils
rejoindront les 70 employés fixes que compte le site, dont 45 rien que
pour le motel et le restaurant.
C’est au restaurant, justement,
que commence ma journée. L’équipe du matin part en pause reprendre
quelques forces avant le coup de feu de midi. Un restaurant sur une aire
d’autoroute, c’est un coup de feu permanent. Les 13 personnes au
service aujourd’hui doivent gérer les repas de 400 personnes en continu.
En cuisine, la brigade de 12 personnes, dont cinq cuisiniers, assure
jusqu’à quatre services. En Gruyère, on cuisine non-stop, 7 jours sur 7,
du matin au soir. Avec une donne importante: «On ne peut jamais prévoir
la fréquentation», souligne Hafedh Alaya.
Ce midi, nous attendons
un groupe de 47 touristes espagnols: «Entrée, plat, dessert, café, il
faudra aller vite. Ils n’ont qu’une heure de pause au programme.» Le
gérant s’éclipse. Un des sept lave-vaisselle est tombé en panne. «Quand
je vous disais qu’il fallait gérer des imprévus…» Il file discuter avec
le réparateur. A 11 heures, le restaurant du 1er étage connaît un calme
relatif.
On m’expédie alors au rez-de-chaussée. A la cafétéria,
mes collègues du jour enchaînent les sandwichs et les paninis. On ne
compte plus les va-et-vient entre la cuisine et la terrasse. «Ici, tout
est préparé devant le client, m’explique ma formatrice. Les produits
frais sont livrés tous les matins à 5 heures.» A la réception, 10 mètres
plus loin, Laetitia tapote énergiquement sur son clavier d’ordinateur,
le combiné de téléphone coincé entre son oreille et son épaule droite.
La jeune femme doit gérer la comptabilité des restaurants, les
réservations du motel, ainsi que des quatre salles de conférences
occupées ce midi par des entreprises. Comme à chaque fois, c’est la
course. «Il faut faire vite, bien… surtout mieux», pour combler les
pertes liées au franc fort.
L’aire d’autoroute de la Gruyère
réalise un chiffre d’affaires annuel d’environ 5 millions de francs.
Depuis plus de trente ans, elle est un trait d’union entre la Suisse
alémanique et la Suisse romande. Une réputation qu’elle revendique
malgré la concurrence engendrée par l’autoroute A1, qui passe par
Yverdon-les-Bains. Avec le temps, elle est devenue une halte clé pour
les touristes en transit. Mais depuis plusieurs mois, avec la baisse de
l’euro face au franc, les Allemands et les Italiens hésitent à traverser
la Suisse. Hafedh Alaya n’a pas adapté ses prix, mais il redouble
d’effort pour attirer et garder cette clientèle de passage.
Le
patron déboule de son bureau: «Atmani! En cuisine.» Il est 11h30. Le
gérant passe en revue ses troupes. Il donne les dernières consignes. La
réception téléphone. Les 47 Espagnols arriveront finalement à 13 heures.
Plus le temps de revoir le dispositif, car autant de touristes chinois
débarquent à l’improviste. Et ils ont faim. Deux d’entre eux sont
arrivés avec leur pique-nique. Hafedh Alaya leur demande gentiment de ne
pas le consommer sur place. Derrière lui, une petite brigade de cinq
serveuses prend les commandes en bloc. Tout s’orchestre dans le calme et
l’efficacité. Au milieu de ce bal, je suis perdu et me résous à suivre
le patron, mon seul repère.
En bon formateur, il m’invite à
déjeuner. «Nous avons trente minutes avant la prochaine vague.» Nos
assiettes arrivent. Je mangerai la mienne tout seul. Les 47 Espagnols
ont débarqué plus tôt, accompagnés d’une sortie d’entreprise alémanique.
Mon patron a quitté la table précipitamment pour donner un coup de main
en cuisine. Derrière la console, il expédie les cordons-bleus-frites et
dirige les cuisiniers.
Une aire de repos, c’est un microcosme à
part. D’abord la clientèle: pressée, fatiguée, qui attend un service
rapide, des plats de qualité mais au bon prix. Une clientèle de passage
qu’il faut évidemment choyer pour qu’elle reste le plus longtemps
possible sur le site. Puis, en coulisse, il y a le personnel astreint à
des horaires difficiles, mais qui doit sans cesse masquer la pression
pour satisfaire un client de plus en plus exigeant. «La qualité du
personnel, c’est la base pour gérer ce type d’établissement, confie
Hafedh Alaya. Un employé au service peut être amené à travailler au
motel si la fréquentation du jour l’exige.»
Je termine ma pause
sur la terrasse de la cafétéria. A ma droite, deux touristes de Delhi
partagent le café avec des Allemands. Ils admirent la vue sur le
Moléson, parlent mousson et Bollywood. On en oublierait presque le flot
de voitures sur l’autoroute A12. Dans le parc, le jardinier João passe
la tondeuse, puis arrange transats et parasols devant les 35 chambres du
motel attenant. Cette nuit, celui-ci sera plein aux trois-quarts. Plus
loin, des Japonais photographient les vingt vaches grandeur nature – et
relookées par des artistes – qui garnissent la pelouse. Une des missions
de l’aire de repos est de servir de vitrine touristique pour la
Gruyère.
Je retrouve mon patron en cuisine. Les 47 Espagnols
règlent la note. C’est l’heure du débriefing. Après le coup de chaud du
service, la tension est palpable. Devant sa brigade, Hafedh Alaya
revient sur les quelques fausses notes. Une mauvaise communication a
suscité un mot de trop entre deux commis. Mon chef désamorce et félicite
son équipe. Il n’a guère le temps d’en dire davantage. Les commandes
suivantes arrivent. Lara quitte la cuisine pour partir en pause. Comme
moi, c’était son premier jour au restaurant. Avant, elle officiait au
service de la cafétéria. «C’est plus speed, hein?»
Au
rez-de-chaussée, je croise les touristes chinois. Repus, ils
tournicotent chez Geneviève Page et Patricia Vuitel, qui gèrent la
fromagerie. Elles aussi ne chôment pas: double crème, meringues, fondue,
les deux femmes vantent la gastronomie fribourgeoise aux touristes de
passage. En plusieurs langues, qui plus est: «C’est une obligation si
l’on travaille sur cette aire d’autoroute.» Des qualifications qui
paient, puisqu’elles écoulent jusqu’à 200 kg de Gruyère par semaine.
Soit quatre fois plus que dans une fromagerie en ville de Fribourg.
Il
est 15 heures lorsque Hafedh Alaya me rattrape. L’aire d’autoroute a
retrouvé un calme temporaire. Mon patron en profite pour aller
s’enfermer dans son bureau pour de l’administratif. Pour combien de
temps? «Jusqu’au prochain coup de feu.»
Demain, votre journaliste prend de la hauteur en Valais pour y garder la cabane du Trient
Ce
midi, nous attendons un groupede 47 Espagnols: «Entrée, plat, dessert,
café, il faudra aller vite. Ils n’ont qu’une heure de pause au
programme.» Ils arriveront finalement à 13 heures. Plus le temps de
revoir le dispositif.
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