«Sans compromis, pas d’intégration»
Par Abdelhafidh Abdeleli, le 30 mars 2017
Immigration
En Suisse, les immigrés viennent
régulièrement en tête des préoccupations des responsables politiques,
des citoyens et des médias. Lesquels en donnent une image souvent
négative, sans trop s’arrêter aux causes, ni au contexte historique.
L’éclairage d’un écrivain et médiateur d’origine tunisienne, établi ici
depuis près d’un demi-siècle.
Né en Tunisie en 1958, Omar Ben Hamida
est arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans. Formé au commerce et à
l’informatique, il a travaillé chez IBM, à la banque UBS et chez
l’assureur Swiss Re avant de se lancer en solo comme écrivain, éditeur
et médiateur culturel. Naturalisé et marié à une Suissesse, qui anime
avec lui les éditions et une fondation au profit de l’éducation en
Tunisie, il est père de deux enfants.
swissinfo.ch: Comment évaluez-vous le traitement que la Suisse et de l’Europe, en général, réservent aux immigrés et aux demandeurs d’asile depuis quelques années?
Omar Ben Hamida: La Suisse et l’Europe,
en général, ont très bien agi vis-à-vis des immigrés, en particulier
ceux en provenance du monde arabe et musulman. Elles leur ont offert ce
qu’ils ne pouvaient même pas avoir dans des pays musulmans riches. En
effet, le Royaume d’Arabie Saoudite par exemple n’a apparemment
accueilli sur son territoire aucun réfugié yéménite, ni syrien, ni
irakien. Si on considère sa position, sa superficie et le nombre de ses
habitants, on peut affirmer que la Suisse a davantage honoré son devoir
humanitaire. Surtout si l’on se souvient que plus de 20% de ses
habitants sont des étrangers.
swissinfo.ch:Il y a quelques mois, une partie des politiques suisses a appelé à la fermeture des frontières face à l’afflux des réfugiés. Cela trahit-il une rupture dans la tradition d’accueil que vous évoquez?
O.B.H.:
C’est que de nombreuses données ont changé. Tout d’abord, les étrangers
venus en Suisse dans les années cinquante et soixante étaient tous
d’origine européenne et de confession chrétienne. Et déjà pendant cette
période, lorsque le nombre d’Allemands, d’Italiens ou de Portugais
devenait important, les Suisses réagissaient.
Mais par la suite,
avec les immigrés arabes, turcs et albanais au début des années huitante
et nonante, est arrivée une nouvelle religion sur le territoire suisse:
l’Islam, avec des traditions et des cultures nouvelles. Le regard des
Suisses sur l’étranger a changé. Puis le climat mondial, la
multiplication des conflits armés, de la violence et du terrorisme ont
aggravé une certaine perception négative.
Or cette image est
fausse. Si les étrangers quittent la Suisse, les rouages de la vie
s’arrêtent. Qui a construit les villes et qui les nettoie? Qui a bâti
les routes, les tunnels et les ponts? Les étrangers, bien sûr. Ce pays
ne peut en aucun cas assurer le fonctionnement de son système et
garantir la préservation de son bien-être, ni maintenant, ni plus tard,
sans les ingénieurs informaticiens indiens par exemple. Les hauts
dirigeants des banques et des entreprises viennent d’Allemagne, des
États-Unis, et d’ailleurs. Si les infirmiers et les médecins venus du
Moyen-Orient et d’Asie quittaient le pays, le secteur de la santé serait
fortement perturbé. La population suisse oublie parfois cette réalité.
Les médias, au lieu de la présenter, montrent uniquement les problèmes
et les aspects négatifs.
swissinfo.ch: On dit souvent que les étrangers ne font pas assez d’efforts pour s’intégrer dans leur nouvel environnement. Le problème de l’intégration s’est-il posé, à l’époque, aux immigrés italiens, tel qu’il se pose actuellement aux Albanais, aux Arabes et aux Turcs?
O.B.H.: En réalité, il n’y a pas de grand
changement à ce sujet. Dans les années soixante et septante, je me
souviens personnellement, comment les Italiens vivaient dans des
ghettos, travaillaient du matin jusque tard dans la nuit, rentraient le
soir dans leurs foyers ou se fréquentaient entre eux. J’ai des amis
italiens qui vivent à Zurich depuis plus de cinquante ans et qui ne
parlent toujours pas allemand.
L’intégration pour moi commence par
la langue, c’est le premier outil de compréhension de ce qui se passe
autour de nous. Ensuite, l’intégration est un processus complexe. Au
début, l’État suisse lui-même ne l’encourageait pas. Mais, la situation a
totalement changé. Aujourd’hui, nous avons dans chaque canton et dans
chaque ville un bureau gouvernemental chargé d’aider les étrangers à
participer à la vie publique, en plus des diverses opportunités offertes
pour l’apprentissage des langues nationales.
Il faut aussi voir
qu’à l’époque, l’idée des immigrés italiens, portugais ou français,
était «je travaille cinq ans, je me construis une maison dans mon pays
et je quitte la Suisse». C’est exactement ce qu’il s’est passé avec les
Magrébins en France après la Deuxième Guerre mondiale. Donc, ces
immigrés n’avaient pas envie d’apprendre les langues du pays de
résidence, ni de comprendre les spécificités de la société suisse.
Toutefois, après les premières années, dès que l’on a des enfants qui
vont à l’école, cette illusion du retour se dissipe. Les Italiens sont
restés en Suisse jusqu’à la retraite, et même au-delà, aussi parce que
la réalité en Italie avait changé.
swissinfo.ch:Quelle est alors la véritable signification de l’intégration?
O.B.H.:
C’est une forme de vie entre deux mondes. Votre monde premier,
d’origine, que vous ne pouvez en aucun cas oublier, et le nouveau monde.
L’intégration dans ce dernier signifie que vous devez respecter ses
traditions, vous conformer à ses lois et parler sa langue. Le succès du
processus passe par l’établissement d’une harmonie entre votre culture
d’origine et celle de votre nouveau pays.
Dans la réalité, la
Suisse n’empêche pas l’étranger de préserver ses traditions et tolère la
pratique de ses convictions religieuses. Par exemple, dans les années
soixante, il n’y avait que trois mosquées dans le pays, contre des
centaines actuellement. La loi suisse permet également la création
d’associations civiles et religieuses. Dans les années septante, il
n’était guère possible de trouver des magasins d’alimentation arabe, ni
halal, tandis qu’aujourd’hui, on en trouve dans pratiquement toutes les
villes. L’État suisse a autorisé les étrangers à créer une copie de leur
monde d’origine.
swissinfo.ch: On a vu récemment pas mal de conflits autour des signes religieux, du foulard, des cours de natation ou des salutations à l’école. Si les musulmans ne comprennent pas que ce qui leur paraît normal est perçu ici comme illégitime, n’est est-ce pas simplement par méconnaissance de l’histoire locale?
O.B.H.:
Effectivement, c’est la source des problèmes. Quelle est la place de la
religion dans la société? Cette question s’est posée à la Suisse il y a
150 ans. Lorsque vous prenez part à une discussion qui a commencé
depuis 5 minutes, il vous est déjà difficile de rattraper ce que vous
avez raté. Alors imaginez un retard d’un siècle et demi… Ce que nous
n’arrivons pas à comprendre en tant que musulmans, c’est cette
séparation entre la religion, vue comme question personnelle, voire
familiale, et la loi, qui régit l’ordre public dans les lieux publics.
L’Europe n’est parvenue à cette équation équilibrée qu’après de longues
guerres, qui ont fait des millions de morts.
Aujourd’hui, la
règle, c’est «la religion à l’église et à la maison et la loi dans le
domaine public». La plupart des tensions actuelles entre les immigrants
musulmans et la société locale trouve là son origine profonde.
Prenez
par exemple la pratique de la natation pour les filles dans les écoles.
Les musulmans demandent une exemption à cause du refus de la mixité,
mais la loi suisse, et la société ayant voulu cette loi, estiment que la
natation est une discipline éducative obligatoire. De même, certains
musulmans exigent le bannissement du signe de la croix dans les classes,
alors qu’ils ne sont pas majoritaires dans cette société.
Ceci
soulève une autre problématique: pour la première fois, ces musulmans se
retrouvent en minorité, à vivre dans une société à majorité non
musulmane. C’est ce qu’ils n’arrivent pas à digérer. Je me demande ce
qu’il en serait si un chrétien résidant en Arabie Saoudite avait des
revendications similaires à celles des musulmans en Occident. Si cela
arrivait, la réaction serait beaucoup plus violente que celle des
Suisses.
swissinfo.ch: Quelle serait selon vous l’équation magique pour une intégration réussie?
O.B.H.:
C’est un objectif très difficile à réaliser. Chaque individu qui
souhaite vivre en Suisse doit conserver une moitié de lui pour ses
origines et l’autre moitié, il doit la puiser dans son nouvel
environnement. Si l’immigré n’est pas capable de se plier à des
compromis, il ne réussira jamais son intégration. Celui qui veut vivre
en Suisse comme s’il continuait à vivre dans son pays d’origine doit
retourner d’où il vient. Ce serait probablement mieux pour lui et pour
ses enfants.
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