jeudi 10 mai 2018

Entretien avec Mondher Kilani


Propos recueillis par A. M.-K.
Publié vendredi 19 décembre 2014 à 22:07.


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«La chance de la Tunisie, c’est son histoire»


Mondher Kilani est anthropologue et professeur honoraire à l’Université de Lausanne. Il a publié cet automne «Tunisie, carnets d’une révolution»*. D’après lui, la Tunisie a bénéficié dans sa transition d’un avantage exceptionnel, celui d’avoir de tout temps existé en tant qu’unité politique pertinente


Le Temps: La nouvelle Constitution a réduit les prérogatives présidentielles. Cette campagne a pourtant cristallisé les passions.
 
Mondher Kilani: Les Tunisiens sont un peu empruntés dans cette élection, car ils n’ont pas envie de revivre la figure de l’homme fort ou du sauveur qui a prévalu pendant des décennies. Or l’un et l’autre des candidats jouent de cette figure. Béji Caïd Essebsi se présente comme celui qui va remettre le pays sur des rails et Moncef Marzouki comme celui qui va sauver la révolution. Ils apparaissent tous deux comme des personnalités de circonstance. Le deuxième tour a été source de crispation car chacun a peur que le candidat de l’autre passe. D’autant plus que les autres partis n’ont pas choisi. Ennahda n’a ainsi donné aucune consigne claire à ses partisans. Cela montre que la société tunisienne est plus complexe que l’idée qu’on s’en fait.
 
– Ces derniers mois, elle est surtout apparue tiraillée entre les islamistes et les modernistes. Cette bipolarité a-t-elle émergé dans la révolution ou a-t-elle toujours existé?
 
– On a tendance à simplifier, en imaginant deux forces opposées. Cette dichotomie s’inscrit dans la suite de la dictature de Ben Ali, à laquelle on donnait une sorte de respectabilité démocratique parce qu’elle aurait été le rempart contre l’islamisme. Mais, si on prend le temps de réfléchir, cette opposition n’est pas si radicale: le parti islamiste Ennahda et Nidaa Tounes sont tous deux favorables au libéralisme économique. Sur le plan extérieur, ils endossent des positions pro-occidentales. Ils pourraient s’entendre, et d’ailleurs ils ont esquissé la possibilité de travailler ensemble. Ils sont parvenus à un accord à l’Assemblée nationale en nommant un président issu de Nidaa Tounes et un vice-président d’Ennahda. En Tunisie, les arrangements sont possibles sur la scène politique. Le pays ne fonctionne pas sur l’exclusion a priori de l’autre, c’est sans doute ce qui l’a sauvé institutionnellement.

– Où se situent alors les zones de fractures?
 
– Elles se retrouvent dans les référentiels historiques. Les modernistes se réfèrent plutôt à l’imaginaire nationaliste fondé par Bourguiba dans la suite du courant moderniste apparu au XIXe siècle. Ils insistent sur une forme de «tunisianité», empruntent au courant intellectuel et aux figures syndicales. Le référentiel des islamistes est religieux. Ils sont plus internationalistes, puisqu’ils vont puiser des références à l’étranger. Mais ces islamistes ne sont pas une génération spontanée. Ils sont Tunisiens avant tout. Ce n’est que parce qu’ils n’avaient jamais eu la possibilité de s’exprimer librement qu’on a tout d’un coup découvert leur existence.

– La Tunisie est en train d’achever sa transition là ou d’autres pays ont échoué. Quel est son atout maître?
 
– La force de la société tunisienne est qu’à chaque crise depuis la révolution, la multitude a su se reconstituer, en dehors des partis et des clivages. C’est une dynamique très forte qui s’inscrit dans un passé. La Tunisie a bénéficié d’une situation exceptionnelle: c’est un pays qui a une certaine profondeur historique. Au temps de Rome et de Byzance, sous toutes les dynasties musulmanes et l’Empire ottoman, la conscience d’appartenir à une entité politique pertinente a toujours existé. Contrairement à la Syrie ou à l’Irak, qui sont des créations des puissances coloniales après 1920, ou à la Libye, qui n’a jamais été qu’un patchwork.

– La révolution tunisienne a d’abord été celle des jeunes. Or, ils n’ont pas pris la relève sur le plan politique. Comment l’expliquer?
 
– Ils sont largement majoritaires sur le plan démographique et ce sont eux qui ont été à l’origine de la constitution de la multitude: les jeunes, les chômeurs, les pauvres, rejoints par les classes moyennes. Tous ont convergé vers un même but: recouvrer une dignité. Dans le bouillonnement du début, on pensait que les jeunes parviendraient à occuper tous les espaces dans une sorte de démocratie participative. Mais les portes leur sont restées fermées, car assez rapidement le jeu institutionnel a repris le dessus. L’obsession de la transition s’est imposée, il fallait retrouver vite des institutions, ce qui a balayé les autres préoccupations de type révolutionnaire. Les jeunes n’ont pas disparu, les plus chanceux se sont investis dans la création, dans l’art. Mais pour les autres, c’est le désenchantement, et ce n’est pas pour rien que le mouvement migratoire a flambé. Les problèmes de fond n’ont pas été réglés. 
 
* Tunisie, carnets d’une révolution, Editions Petra, 2014, Paris.



Publié vendredi 9 mai 2014 par Em. G.

Bio/Biblio

Mondher Kilani

Les principaux livres du professeur d’anthropologie à l’Université de Lausanne

Mondher Kilani

Mondher Kilani est né en Tunisie et y a grandi jusqu’à l’âge de 19 ans, avant de séjourner en France puis de s’établir en Suisse. Il a été professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne jusqu’en 2013. Il est notamment l’auteur d’une fameuse Introduction à l’anthropologie (Lausanne, Payot, 368 p.) pour les étudiants.

Voici ses principaux autres titres:

Anthropologie. Du local au global, Armand Colin, 2009

Guerre et Sacrifice. La violence extrême, P.U.F., 2006

L’Universalisme américain et les Banlieues de l’humanité, Lausanne, Payot, 2002

L’Invention de l’Autre. Essais sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot, 2000

La Construction de la mémoire, Labor & Fides, 1992

Les Cultes du cargo mélanésiens. Mythe et rationalité en anthropologie, Editions d’en bas, 1983

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