Propos recueillis par A. M.-K.
Publié vendredi 19 décembre 2014 à 22:07.
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«La chance de la Tunisie, c’est son histoire»
Mondher Kilani est anthropologue et professeur honoraire à l’Université
de Lausanne. Il a publié cet automne «Tunisie, carnets d’une
révolution»*. D’après lui, la Tunisie a bénéficié dans sa transition
d’un avantage exceptionnel, celui d’avoir de tout temps existé en tant
qu’unité politique pertinente
Le Temps: La nouvelle Constitution a réduit les prérogatives présidentielles. Cette campagne a pourtant cristallisé les passions.
Mondher Kilani: Les
Tunisiens sont un peu empruntés dans cette élection, car ils n’ont pas
envie de revivre la figure de l’homme fort ou du sauveur qui a prévalu
pendant des décennies. Or l’un et l’autre des candidats jouent de cette
figure. Béji Caïd Essebsi se présente comme celui qui va remettre le
pays sur des rails et Moncef Marzouki comme celui qui va sauver la
révolution. Ils apparaissent tous deux comme des personnalités de
circonstance. Le deuxième tour a été source de crispation car chacun a
peur que le candidat de l’autre passe. D’autant plus que les autres
partis n’ont pas choisi. Ennahda n’a ainsi donné aucune consigne claire à
ses partisans. Cela montre que la société tunisienne est plus complexe
que l’idée qu’on s’en fait.
– Ces derniers mois,
elle est surtout apparue tiraillée entre les islamistes et les
modernistes. Cette bipolarité a-t-elle émergé dans la révolution ou
a-t-elle toujours existé?
– On a tendance à simplifier,
en imaginant deux forces opposées. Cette dichotomie s’inscrit dans la
suite de la dictature de Ben Ali, à laquelle on donnait une sorte de
respectabilité démocratique parce qu’elle aurait été le rempart contre
l’islamisme. Mais, si on prend le temps de réfléchir, cette opposition
n’est pas si radicale: le parti islamiste Ennahda et Nidaa Tounes sont
tous deux favorables au libéralisme économique. Sur le plan extérieur,
ils endossent des positions pro-occidentales. Ils pourraient s’entendre,
et d’ailleurs ils ont esquissé la possibilité de travailler ensemble.
Ils sont parvenus à un accord à l’Assemblée nationale en nommant un
président issu de Nidaa Tounes et un vice-président d’Ennahda. En
Tunisie, les arrangements sont possibles sur la scène politique. Le pays
ne fonctionne pas sur l’exclusion a priori de l’autre, c’est sans doute
ce qui l’a sauvé institutionnellement.
– Où se situent alors les zones de fractures?
–
Elles se retrouvent dans les référentiels historiques. Les modernistes
se réfèrent plutôt à l’imaginaire nationaliste fondé par Bourguiba dans
la suite du courant moderniste apparu au XIXe siècle. Ils insistent sur
une forme de «tunisianité», empruntent au courant intellectuel et aux
figures syndicales. Le référentiel des islamistes est religieux. Ils
sont plus internationalistes, puisqu’ils vont puiser des références à
l’étranger. Mais ces islamistes ne sont pas une génération spontanée.
Ils sont Tunisiens avant tout. Ce n’est que parce qu’ils n’avaient
jamais eu la possibilité de s’exprimer librement qu’on a tout d’un coup
découvert leur existence.
– La Tunisie est en train d’achever sa transition là ou d’autres pays ont échoué. Quel est son atout maître?
–
La force de la société tunisienne est qu’à chaque crise depuis la
révolution, la multitude a su se reconstituer, en dehors des partis et
des clivages. C’est une dynamique très forte qui s’inscrit dans un
passé. La Tunisie a bénéficié d’une situation exceptionnelle: c’est un
pays qui a une certaine profondeur historique. Au temps de Rome et de
Byzance, sous toutes les dynasties musulmanes et l’Empire ottoman, la
conscience d’appartenir à une entité politique pertinente a toujours
existé. Contrairement à la Syrie ou à l’Irak, qui sont des créations des
puissances coloniales après 1920, ou à la Libye, qui n’a jamais été
qu’un patchwork.
– La révolution tunisienne a d’abord été
celle des jeunes. Or, ils n’ont pas pris la relève sur le plan
politique. Comment l’expliquer?
– Ils sont
largement majoritaires sur le plan démographique et ce sont eux qui ont
été à l’origine de la constitution de la multitude: les jeunes, les
chômeurs, les pauvres, rejoints par les classes moyennes. Tous ont
convergé vers un même but: recouvrer une dignité. Dans le bouillonnement
du début, on pensait que les jeunes parviendraient à occuper tous les
espaces dans une sorte de démocratie participative. Mais les portes leur
sont restées fermées, car assez rapidement le jeu institutionnel a
repris le dessus. L’obsession de la transition s’est imposée, il fallait
retrouver vite des institutions, ce qui a balayé les autres
préoccupations de type révolutionnaire. Les jeunes n’ont pas disparu,
les plus chanceux se sont investis dans la création, dans l’art. Mais
pour les autres, c’est le désenchantement, et ce n’est pas pour rien que
le mouvement migratoire a flambé. Les problèmes de fond n’ont pas été
réglés.
* Tunisie, carnets d’une révolution, Editions Petra, 2014, Paris.
Publié vendredi 9 mai 2014 par Em. G.
Bio/Biblio
Mondher Kilani
Les principaux livres du professeur d’anthropologie à l’Université de Lausanne
Mondher Kilani est né en Tunisie et y a grandi jusqu’à l’âge de 19 ans, avant de séjourner en France puis de s’établir en Suisse. Il a été professeur à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne jusqu’en 2013. Il est notamment l’auteur d’une fameuse Introduction à l’anthropologie (Lausanne, Payot, 368 p.) pour les étudiants.
Voici ses principaux autres titres:
Anthropologie. Du local au global, Armand Colin, 2009
Guerre et Sacrifice. La violence extrême, P.U.F., 2006
L’Universalisme américain et les Banlieues de l’humanité, Lausanne, Payot, 2002
L’Invention de l’Autre. Essais sur le discours anthropologique, Lausanne, Payot, 2000
La Construction de la mémoire, Labor & Fides, 1992
Les Cultes du cargo mélanésiens. Mythe et rationalité en anthropologie, Editions d’en bas, 1983
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