Contraint à quitter son pays en 1991, Anouar Gharbi foulera de nouveau la terre de ses ancêtres le 29 janvier. L’activiste s’est révélé incontournable pour suivre la révolution du jasmin, depuis la Suisse. Depuis quelques semaines, il ne touche plus terre
Il passe un coup de fil contrit, pour prévenir:
impossible de se garer dans les environs de Plainpalais. Avec une bonne
vingtaine de minutes de retard, Anouar Gharbi finit par arriver,
l’oreillette branchée et absorbé par une conversation téléphonique en
arabe. Il tend une poigne ferme, s’assied, tout en abreuvant son
interlocuteur de «chouf, chouf». Il raccroche et prend la précaution
d’éteindre son portable. Nous pouvons enfin faire connaissance.
Anour Gharbi, coordinateur du Comité de soutien du peuple tunisien (CSPT-Suisse) ne touche plus terre depuis que l’Histoire a pris un tour inattendu dans son pays d’origine. Radio, télévision, manifestations, il est sur tous les fronts. Sa disponibilité et son empressement à partager à toute heure ses informations de première main en ont fait le relais incontournable pour suivre, depuis la Suisse, les événements de Tunisie. «Cela fait trois semaines, je ne dors pas plus de deux ou trois heures par jour. Il m’arrive de passer des journées sans manger, sans même me rendre compte que j’ai faim.»
Cela tombe bien. C’est précisément pour le mettre à table que nous avons souhaité le rencontrer. Il a choisi l’endroit, Les Savoises, le restaurant-café «équitable» de la Maison des associations, à Genève, qu’il contribua à fonder il y a quelques années. En dépit de ses murs orange tapageur et jaune vif, l’endroit est accueillant, tout comme la serveuse, aimable et enjouée, qui régente toute seule la salle heureusement clairsemée. Dans la cuisine ouverte, le maître des lieux vaque à la préparation des plats. Anouar Gharbi se sustentera d’une salade mêlée au chèvre chaud. Nous misons sur un pot-au-feu. Pour les accompagner, un jus de pomme et une eau gazeuse.
Il y a tout juste un mois et un jour, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant, s’est transformé en torche vivante à Sidi Bouzid, une localité agricole du cœur de la Tunisie. Depuis ce geste sacrificiel, l’actualité du pays, où Anouar Gharbi naquit en 1964 dans la région côtière de Chebba, s’est emballée, jusqu’à la chute rocambolesque, le 14 janvier, de son autocrate de président, Zine el-Abidine Ben Ali. Demander à Anouar Gharbi comment il a vécu l’effondrement du régime, c’est s’embarquer pour un périple liant constamment passé, présent et avenir.
Ces heures épiques lui rappellent, par leur intensité, ses souvenirs de militant syndicaliste, diplômé en agronomie, contraint à l’exil. C’était en 1991: «Un jour, on m’appelle pour me dire qu’une dizaine de policiers sont partis chercher celle qui allait devenir mon épouse (elle est Suisse par sa mère et alors professeur d’anglais) parce qu’ils me cherchent moi, sans parvenir à me trouver.» Quelques semaines auparavant, un autre coup de fil l’avait informé que son nom figurait dans le journal, au beau milieu d’une liste de personnes recherchées, islamistes pour la plupart. Annouar Gharbi se raconte dans le moindre détail. Il en néglige son assiette et oublie parfois de finir ses phrases. Dans la nôtre, le pot-au-feu, parfumé mais un peu filandreux, tiédit.
«J’ai été considéré comme le responsable des relations extérieures d’Ennahda (ndlr: le parti islamiste interdit dont les membres ont été traqués, torturés et qui demande aujourd’hui sa légalisation) parce qu’en 1990, je me suis rendu en Algérie, au Maroc et en Europe de l’Est pour négocier l’inscription dans les universités d’étudiants tunisiens qui n’avaient pas pu achever leurs études en raison de leur engagement. Oui, beaucoup d’entre eux étaient des islamistes», enchaîne le militant. En dépit du soupçon récurrent que lui a valu par le passé sa proximité avec Ennadha et certaines fréquentations plus récentes, Anouar Gharbi se défend de penchants islamistes. Sa barbe? Un bouc stylé, poivre et sel et taillé de frais. Son rapport à l’Islam? Parfaitement assumé: «Je me sens très bien avec Dieu. Je suis croyant, pratiquant, mais je suis un «musulman light». Je travaille trop pour faire me prières à temps. Il m’arrive, en voyage, de ne pas observer le ramadan». Le cœur à gauche alors, Anouar Gharbi? «Cela n’a rien strictement rien à voir. Je me sens proche des opprimés, et j’ai de la sympathie pour tout ce qui est résistance.»
Etonnant caméléon, cet hyperactif à l’œil sémillant, père de quatre enfants, menant carrière dans une entreprise internationale tout en militant, dit-il, au sein d’une quinzaine d’associations. Droit pour tous est l’une d’entre elles, qu’il préside et participa activement à l’organisation de la «Flottille de la liberté» pour Gaza au printemps dernier. Autre fait d’arme, dont Anouar Gharbi est fier d’évoquer le souvenir: cette visite express de Ben Ali à Genève, en 1995, qui s’acheva par une brouille diplomatique entre Tunis et Berne. Invité d’honneur de la Conférence internationale du travail, le président tunisien avait été copieusement sifflé par des manifestants, dont l’activiste était le coordinateur. Furieux, Ben Ali avait rappelé son ambassadeur à Berne.
Entre deux fourchetées faméliques, Anouar Gharbi relate les deux mois de clandestinité qui ont précédé son départ de Tunisie il y a vingt ans. Deux décennies pendant lesquelles il n’a jamais remis les pieds au pays, dont il connaît pourtant les contours par cœur. Dès le début du repas, il s’est appliqué à dessiner la Tunisie sur un brouillon pour que l’on suive pas à pas ses pérégrinations. Rentrer était trop risqué. Sauf à sacrifier sa liberté d’expression, ce à quoi il s’est toujours refusé. D’ailleurs, son passeport était en souffrance depuis 1998 à l’ambassade de Tunisie à Berne, où il avait été déposé pour une demande de renouvellement. De l’autre côté de la Méditerranée, ses parents ont à peine été mieux traités. Il leur a fallu des années pour obtenir un passeport; et ils ne lui ont rendu que deux visites à Genève. «Tu as tout ici. Merci à Dieu, lui lâche un jour sa mère dans le jardin de sa maison de Grand-Saconnex. Tu ne manques de rien, mais toi, tu nous manques.» Le déracinement, assure pourtant Anouar Gharbi, n’a pas été une si douloureuse expérience: «Bien sûr, lorsque l’on m’envoie des séquences vidéo de mon village, de mon école, ma gorge se serre. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas donner à Ben Ali le crédit de ma présence.»
L’heure a tourné: trop tard pour le dessert, un expresso achèvera le repas. Anouar Gharbi foulera à nouveau la terre de ses ancêtres le 29 janvier, accompagné d’une délégation de parlementaires et de militants des droits de l’homme en Suisse. S’il ne laisse pas encore libre cours à sa joie, «c’est parce le pays est tout entier à construire. Comment participer à ma manière? C’est la question qui me préoccupe aujourd’hui». Le militant se voit en «facilitateur», en tisseur de liens. Aussi, s’il s’engage en politique, «ce sera au sein d’une coalition et non dans un parti». Imagine-t-il se réinstaller dans la Tunisie affranchie de son despote? Il n’hésite pas; sa vie est ancrée à Genève. «Je suis devenu citoyen suisse. Jamais, en vingt ans d’engagements, je n’ai été l’objet de racisme. J’y suis profondément attaché.» Il aidera donc les Tunisiens à distance. Pourtant, lorsqu’au moment de se quitter on souligne le courage prodigieux de ces derniers et leur intelligence politique, il remercie, ému, touché par le compliment.
Anour Gharbi, coordinateur du Comité de soutien du peuple tunisien (CSPT-Suisse) ne touche plus terre depuis que l’Histoire a pris un tour inattendu dans son pays d’origine. Radio, télévision, manifestations, il est sur tous les fronts. Sa disponibilité et son empressement à partager à toute heure ses informations de première main en ont fait le relais incontournable pour suivre, depuis la Suisse, les événements de Tunisie. «Cela fait trois semaines, je ne dors pas plus de deux ou trois heures par jour. Il m’arrive de passer des journées sans manger, sans même me rendre compte que j’ai faim.»
Cela tombe bien. C’est précisément pour le mettre à table que nous avons souhaité le rencontrer. Il a choisi l’endroit, Les Savoises, le restaurant-café «équitable» de la Maison des associations, à Genève, qu’il contribua à fonder il y a quelques années. En dépit de ses murs orange tapageur et jaune vif, l’endroit est accueillant, tout comme la serveuse, aimable et enjouée, qui régente toute seule la salle heureusement clairsemée. Dans la cuisine ouverte, le maître des lieux vaque à la préparation des plats. Anouar Gharbi se sustentera d’une salade mêlée au chèvre chaud. Nous misons sur un pot-au-feu. Pour les accompagner, un jus de pomme et une eau gazeuse.
Il y a tout juste un mois et un jour, Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant, s’est transformé en torche vivante à Sidi Bouzid, une localité agricole du cœur de la Tunisie. Depuis ce geste sacrificiel, l’actualité du pays, où Anouar Gharbi naquit en 1964 dans la région côtière de Chebba, s’est emballée, jusqu’à la chute rocambolesque, le 14 janvier, de son autocrate de président, Zine el-Abidine Ben Ali. Demander à Anouar Gharbi comment il a vécu l’effondrement du régime, c’est s’embarquer pour un périple liant constamment passé, présent et avenir.
Ces heures épiques lui rappellent, par leur intensité, ses souvenirs de militant syndicaliste, diplômé en agronomie, contraint à l’exil. C’était en 1991: «Un jour, on m’appelle pour me dire qu’une dizaine de policiers sont partis chercher celle qui allait devenir mon épouse (elle est Suisse par sa mère et alors professeur d’anglais) parce qu’ils me cherchent moi, sans parvenir à me trouver.» Quelques semaines auparavant, un autre coup de fil l’avait informé que son nom figurait dans le journal, au beau milieu d’une liste de personnes recherchées, islamistes pour la plupart. Annouar Gharbi se raconte dans le moindre détail. Il en néglige son assiette et oublie parfois de finir ses phrases. Dans la nôtre, le pot-au-feu, parfumé mais un peu filandreux, tiédit.
«J’ai été considéré comme le responsable des relations extérieures d’Ennahda (ndlr: le parti islamiste interdit dont les membres ont été traqués, torturés et qui demande aujourd’hui sa légalisation) parce qu’en 1990, je me suis rendu en Algérie, au Maroc et en Europe de l’Est pour négocier l’inscription dans les universités d’étudiants tunisiens qui n’avaient pas pu achever leurs études en raison de leur engagement. Oui, beaucoup d’entre eux étaient des islamistes», enchaîne le militant. En dépit du soupçon récurrent que lui a valu par le passé sa proximité avec Ennadha et certaines fréquentations plus récentes, Anouar Gharbi se défend de penchants islamistes. Sa barbe? Un bouc stylé, poivre et sel et taillé de frais. Son rapport à l’Islam? Parfaitement assumé: «Je me sens très bien avec Dieu. Je suis croyant, pratiquant, mais je suis un «musulman light». Je travaille trop pour faire me prières à temps. Il m’arrive, en voyage, de ne pas observer le ramadan». Le cœur à gauche alors, Anouar Gharbi? «Cela n’a rien strictement rien à voir. Je me sens proche des opprimés, et j’ai de la sympathie pour tout ce qui est résistance.»
Etonnant caméléon, cet hyperactif à l’œil sémillant, père de quatre enfants, menant carrière dans une entreprise internationale tout en militant, dit-il, au sein d’une quinzaine d’associations. Droit pour tous est l’une d’entre elles, qu’il préside et participa activement à l’organisation de la «Flottille de la liberté» pour Gaza au printemps dernier. Autre fait d’arme, dont Anouar Gharbi est fier d’évoquer le souvenir: cette visite express de Ben Ali à Genève, en 1995, qui s’acheva par une brouille diplomatique entre Tunis et Berne. Invité d’honneur de la Conférence internationale du travail, le président tunisien avait été copieusement sifflé par des manifestants, dont l’activiste était le coordinateur. Furieux, Ben Ali avait rappelé son ambassadeur à Berne.
Entre deux fourchetées faméliques, Anouar Gharbi relate les deux mois de clandestinité qui ont précédé son départ de Tunisie il y a vingt ans. Deux décennies pendant lesquelles il n’a jamais remis les pieds au pays, dont il connaît pourtant les contours par cœur. Dès le début du repas, il s’est appliqué à dessiner la Tunisie sur un brouillon pour que l’on suive pas à pas ses pérégrinations. Rentrer était trop risqué. Sauf à sacrifier sa liberté d’expression, ce à quoi il s’est toujours refusé. D’ailleurs, son passeport était en souffrance depuis 1998 à l’ambassade de Tunisie à Berne, où il avait été déposé pour une demande de renouvellement. De l’autre côté de la Méditerranée, ses parents ont à peine été mieux traités. Il leur a fallu des années pour obtenir un passeport; et ils ne lui ont rendu que deux visites à Genève. «Tu as tout ici. Merci à Dieu, lui lâche un jour sa mère dans le jardin de sa maison de Grand-Saconnex. Tu ne manques de rien, mais toi, tu nous manques.» Le déracinement, assure pourtant Anouar Gharbi, n’a pas été une si douloureuse expérience: «Bien sûr, lorsque l’on m’envoie des séquences vidéo de mon village, de mon école, ma gorge se serre. Mais d’un autre côté, je ne voulais pas donner à Ben Ali le crédit de ma présence.»
L’heure a tourné: trop tard pour le dessert, un expresso achèvera le repas. Anouar Gharbi foulera à nouveau la terre de ses ancêtres le 29 janvier, accompagné d’une délégation de parlementaires et de militants des droits de l’homme en Suisse. S’il ne laisse pas encore libre cours à sa joie, «c’est parce le pays est tout entier à construire. Comment participer à ma manière? C’est la question qui me préoccupe aujourd’hui». Le militant se voit en «facilitateur», en tisseur de liens. Aussi, s’il s’engage en politique, «ce sera au sein d’une coalition et non dans un parti». Imagine-t-il se réinstaller dans la Tunisie affranchie de son despote? Il n’hésite pas; sa vie est ancrée à Genève. «Je suis devenu citoyen suisse. Jamais, en vingt ans d’engagements, je n’ai été l’objet de racisme. J’y suis profondément attaché.» Il aidera donc les Tunisiens à distance. Pourtant, lorsqu’au moment de se quitter on souligne le courage prodigieux de ces derniers et leur intelligence politique, il remercie, ému, touché par le compliment.
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