En Tunisie, un patrimoine splendide mais délabré
Sous-exploité, quand il n’est pas tout simplement abandonné, le très riche patrimoine archéologique tunisien semble peu intéresser les autorités, qui cherchent pourtant à redynamiser le tourisme après des attentats meurtriers
En cette fin de juillet, Mahmoud, gardien du site de Bulla Regia, se
désole: «J’ai passé toute une semaine sans avoir aucune visite. C’est
malheureux.» Situé dans le nord-ouest de la Tunisie, Bulla Regia est
l’un des sites archéologiques les plus importants du pays. Connue pour
ses maisons semi-enterrées – conçues pour protéger leurs occupants de la
chaleur –, la ville romaine ne voit pourtant que rarement passer les
touristes étrangers.
Ce jour-là, un couple de visiteurs vient
briser la solitude du gardien: Salah, un Tunisien de 29 ans, et son
épouse Jessica, une Américaine de 22 ans. «C’est vraiment incroyable de
voir ces immenses monuments, si anciens!, s’exclame la jeune femme. Mais
je suis choquée de voir le manque d’entretien des sites archéologiques
ici, le nombre de déchets, et aussi à quel point ils sont peu mis en
avant.»
Fruit de multiples influences – berbère, phénicienne,
punique, romaine –, le patrimoine archéologique tunisien est d’une
richesse qui donne le tournis. «La Tunisie, c’est 3000 ans d’histoire»,
répète-t-on à l’envi aux visiteurs qui se rendent dans le pays.
Pourtant, au-delà de l’emblématique Carthage – l’un des
quatre sites archéologiques tunisiens inscrits au Patrimoine mondial de
l’Unesco –, la majeure partie de cet héritage est sous-exploitée, quand
elle n’est pas tout simplement abandonnée.
Des indélicats viennent déverser leurs déchets dans ce qui reste de l’amphithéâtre, des moutons broutent tranquillement sur les fragments de mosaïque
D’après le ministre de la Culture,
Mohamed Zine el-Abdine, qui s’exprimait à ce sujet devant le parlement
tunisien début juillet, le pays compte environ 30 000 sites
archéologiques, parmi lesquels seuls 60 sont exploités et ouverts au
public, soit 0,2%.
«Si un site comme Bulla Regia se trouvait en
Grèce, on verrait des millions et des millions de visiteurs!» pointe
Salah avec amertume. «Je pense que le gouvernement tunisien n’accorde
pas au patrimoine l’importance qu’il mérite. Tandis qu’il y a énormément
de publicité pour les plages, les hôtels en bord de mer…», renchérit
son épouse, Jessica.
Acholla, l’oubliée
A 250 kilomètres
au sud de Tunis, sur la côte, la ville romaine d’Acholla semble oubliée
de tous. Seuls la présence épisodique d’un gardien et quelques fils
métalliques fatigués en guise de clôtures protègent ce site de 107
hectares des pilleurs, des indélicats venus déverser leurs déchets dans
ce qui reste de l’amphithéâtre et des bergers dont les moutons broutent
tranquillement sur les fragments de mosaïques recouverts d’herbes
folles. A sa découverte en 1948, Acholla était pourtant l’un des sites
les plus importants d’Afrique.
«Le site n’est pas ouvert au
public, explique Wided ben Abdallah, conservatrice à l’Inspection
régionale de l’Institut national du patrimoine, à Sfax, à 45 kilomètres
d’Acholla. Car pour cela il faudrait d’abord beaucoup de travail, de
restauration. Et ce n’est pas à l’ordre du jour pour l’instant.»
Une fois, je passais devant l’aqueduc quand une grande pierre est tombée, ça aurait pu tuer quelqu’un
Seule
tentative de restauration depuis les dernières fouilles, dans les
années 1980: celle du gardien qui, croyant bien faire, a reconstruit
comme il a pu le muret d’une maison antique en y ajoutant du ciment.
Aqueduc écroulé
Mais
nul besoin d’aller si loin de la capitale pour trouver des sites en
détresse. A Tunis même, l’aqueduc majestueux, construit au IIe siècle
ap. J.-C., dont les arches atteignent 20 mètres de haut et qui reliait
les sources de Zaghouan à Tunis sur une longueur de 132 kilomètres, est
chaque jour davantage englouti par la ville.
Hassanine Souissi,
48 ans, habite tout près de l’aqueduc, dans le quartier résidentiel du
Bardo. Chaque jour, il ramasse les ordures jetées aux pieds des arches
«parce qu’il le faut bien». «Une fois, je passais devant l’aqueduc quand
une grande pierre est tombée, juste à côté de nous, ça aurait pu tuer
quelqu’un. Ce n’est pas bien protégé», raconte-t-il, en montrant tout un
pan écroulé de l’aqueduc.
Cette situation désole Fakher Kharrat,
architecte et spécialiste de la protection du patrimoine: «Ce n’est pas
normal, soupire-t-il. Et encore, s’il n’y avait que ça: il y a aussi des
fouilles clandestines, un trafic de pièces archéologiques volées. Pour
lutter contre cela nous avons un Code du patrimoine, qui date de 1994,
et qui est un très beau texte. Le problème est qu’il n’est pas appliqué.
L’Etat n’est pas suffisamment présent.»
Sbeïtla, la privilégiée
«On
ne peut pas tout prendre en charge, se défend calmement Faouzi
Mahfoudh, le directeur de l’Institut national du patrimoine (INP), dont
la mission est de protéger, sauvegarder et mettre en valeur le
patrimoine, sous la tutelle du Ministère de la culture. Quand on pense
que l’institut couvre la totalité du pays, la tâche est immense. Et nos
moyens sont ceux d’un pays en développement.» Le haut fonctionnaire
admet que nombre de sites sont en mauvais état, mais assume sa
politique: «Il faut avoir des priorités, choisir quelques sites pour les
mettre en valeur.»
Sbeïtla, dans le centre du pays, fait partie
de ces sites privilégiés, ouverts au public et relativement entretenus.
Avec ses thermes et son imposant capitole, c’est même l’un des mieux
préservés de Tunisie. Cela ne l’empêche pas d’être désespérément vide.
Epicier, vendeur de souvenirs et guide autodidacte, Mohamed Rachdi,
67 ans, travaille sur le site depuis les années 1970. Il montre avec
fierté et nostalgie son livre d’or, où se succèdent mots d’amitié et
louanges à la splendeur de Sbeïtla patiemment récoltés au fil des
années.
Aujourd’hui, Mohamed Rachdi rêve de voir arriver des
cars entiers de touristes. «Peut-être que les touristes qui se trouvent
maintenant au bord de la mer viendront après la saison des plages»,
espère-t-il.
Pour Ali Khiri, président de l’Association des amis
du patrimoine, ce déséquilibre entre un tourisme balnéaire de masse,
qu’il juge «dépassé et sans valeur ajoutée», et un tourisme culturel
relégué à l’arrière-plan, est un non-sens économique. «Le patrimoine est
rentable!» insiste-t-il. «En France, en Italie, le tourisme culturel
représente un apport financier important. Nous avons les moyens de faire
la même chose ici. Mais il y a un manque de volonté politique.»
«Notre pétrole, c’est le patrimoine»
Ces reproches
sont balayés par la ministre du Tourisme, Salma Elloumi Rekik: «Il est
vrai que l’investissement a été fait essentiellement sur le balnéaire.
Mais notre stratégie est d’aller vers la diversification.»
Reste
pourtant à investir. Les professionnels du tourisme s’en plaignent
régulièrement: au-delà du manque de publicité, le tourisme culturel,
manne potentielle de devises dont les recettes pourraient servir à
sauvegarder le patrimoine, est freiné dans son développement par le
manque d’infrastructures. Il est en effet difficile d’attirer les
touristes dans des lieux mal desservis et ne disposant pas
d’hébergement.
En attendant, le directeur de l’INP, Faouzi
Mahfoudh, reste optimiste. Lui veut croire que le patrimoine deviendra
bientôt «un levier de développement» pour le pays: «On n’a pas de
pétrole en Tunisie. Notre pétrole, c’est le patrimoine.»
Article publié le 21 septembre 2017 par Perrine Massy et Timothée Vinchon. Photographies : Sebastian Castelier
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