En Tunisie, le désespoir des candidats à l’exil
La famille de Bader Badredin devant sa maison de Oum Choucha, dans l'ouest de la Tunisie.© Mathieu Galtier
La
côte ouest tunisienne est le théâtre d’une recrudescence des tentatives
d’émigration pour l’Europe. Des expéditions extrêmement dangereuses.
Rencontre avec une famille endeuillée
Les espoirs de la famille Badredin reposent désormais sur les frêles
épaules d’Ahmed, 9 ans. En bermuda rapiécé, il a passé son après-midi à
jouer dans la cour poussiéreuse. Pour se débarbouiller, il devra passer
par le puits, car la maison, comme toutes celles du hameau de Oum
Choucha, à 65 km de Sfax, dans l’ouest de la Tunisie, n’a pas l’eau
courante. Le 8 octobre, son unique grand frère, Bader, est mort noyé
avec au moins 52 autres migrants, dans la collision de leur bateau avec
un navire de la marine nationale.
L’incident a mis en lumière la nouvelle vague de départs depuis la
Tunisie. Quelque 4500 Tunisiens sont arrivés illégalement en Italie
depuis le début de l’année, soit deux fois et demie de plus que l’an
dernier. En valeur absolue, les chiffres restent dérisoires face aux
quelque 160 000 migrants qui débarquent chaque année sur les côtes
italiennes, mais la tendance – 3200 des 4500 clandestins tunisiens sont
partis depuis septembre – inquiète. «La moitié des jeunes Tunisiens
veulent quitter le pays. Il y a une vraie exaspération parmi la
population que l’on retrouve dans le nombre de mouvements sociaux qui ne
cessent d’augmenter», affirme Reem Bouarrouj, spécialiste des questions
de migration au sein du Forum tunisien pour les droits économiques et
sociaux (FTDES), qui s’attend à une progression continue.
«Quel avenir?»
Assis sur des matelas à même un tapis aux
motifs berbères, les membres de la famille Badredin sont dévastés par la
perte du fils aîné mais comprennent son geste. «L’avenir, quel avenir?
Ici, seules les femmes s’occupent des oliviers et il n’y a pas eu assez
de pluie cette année. Pour les hommes, il y a un peu de travail dans le
bâtiment, mais c’est tout. Il n’y a pas d’usines», se lamente le père.
Najet, la mère, surenchérit aussitôt en dénonçant l’absence d’une
éducation correcte.
Il avait 15 ans, et on sait qu’un mineur n’aurait pas pu être expulsé
Bader les avait prévenus de son désir d’Europe. Ils lui ont conseillé de
ne pas le faire sans trop insister non plus. Après plusieurs minutes
d’entretien, Najet lâche: «Il avait 15 ans, et on sait qu’un mineur
n’aurait pas pu être expulsé. Il aurait même pu intégrer une formation
pour apprendre un métier utile et rester en Italie…» et ainsi faire
vivre la famille à distance. Pas moins de dix jeunes originaires du
village de Bir Ali Ben Khalifa, dont dépend Oum Choucha, étaient dans le
bateau du 8 octobre. Quasiment tous avaient un frère, un cousin, un
oncle installés de l’autre côté de la Méditerranée.
«Je suis rentré à Oum Choucha le 10 octobre pour l’enterrement de mon
frère. Cela faisait sept ans que je n’avais pas mis les pieds là-bas. Ça
n’a pas changé: il n’y a toujours rien. Personne n’a envie d’y rester»,
confie par téléphone Fayçal, parti en 2011, depuis une ville de l’est
de la France. Son frère Saddam, 23 ans, a péri dans le même naufrage que
Bader. Pourquoi ne pas tenter de s’installer à Sfax, la grande ville
industrielle voisine, ou à Tunis, la capitale? Les parents de Bader
évoquent le fléau de la drogue et de la violence. Fayçal est plus cru:
«Les Sfaxiens te méprisent si tu viens de Bir Ali ou Oum Choucha.
Saddam, il voulait réussir dans l’armée mais il n’avait pas les
contacts. Quand tu viens de chez nous, tu n’en as pas. En Europe non
plus, mais au moins tu es traité avec dignité.»
Prix de la traversée en baisse
Outre ces raisons de fond, qui
ne sont pas nouvelles, la recrudescence des départs ces dernières
semaines s’explique par des facteurs conjoncturels. Le principal est à
chercher 120 km plus à l’est, au port d’El-Attaya sur l’archipel de
Kerkennah, d’où part la majorité des bateaux de migrants. Mouatassem,
les traits marqués par le vent et le sel marin, range son bateau tout en
maudissant les crabes bleus, que lui et ses collègues ont rebaptisés
«Daech». «Avec leurs pinces, ils broient les poissons et détruisent nos
filets de pêche, détaille l’ancien pêcheur. Il est arrivé sur nos côtes
depuis quelques mois. C’est une catastrophe.»
Sa carrière est derrière lui, mais il soigne son bateau pour son fils. A
moins que… Les pêcheurs vendent leurs embarcations aux passeurs, qui
n’hésitent pas à offrir un bon prix. «En 2011, on m’avait proposé 80 000
dinars (31 850 francs), j’avais dit non car je n’approuvais pas ce
trafic et il y avait des dorades. Aujourd’hui, si on m’en proposait
50 000 (19 900 francs), j’accepterais sûrement.» Résultat, le prix des
places pour les candidats à l’exil a diminué. Encore situé entre 1200
et 1600 francs en 2016, il est désormais de 800 à 1000 francs.
Le gouvernement laisse faire
Les autorités minimisent
l’ampleur du phénomène, tout en se disant sur le qui-vive: «Les départs
de Tunisie, ce n’est même pas 3% des arrivées totales en Italie, assure
une source gouvernementale. Et 14 passeurs ont été arrêtés récemment.»
Un propos qui ferait sourire Nasser Ben Nasser, survivant de la
collision du 8 octobre. Pour aller à Kerkennah, il n’y a que le ferry
depuis Sfax. Accompagné de Saddam, Nasser a d’abord été empêché
d’embarquer sur la navette. «Le policier savait ce que nous voulions
faire. On est revenu et Saddam a dit que sa sœur allait accoucher à
Kerkennah. On a pris le ferry sans problème.»
Pour Ahmed Souissi,
représentant de l’Union des diplômés chômeurs de Kerkennah, si le nombre
de départs est à la hausse c’est parce que les autorités ferment les
yeux. «Que ce soit chez les pêcheurs, les agriculteurs ou les jeunes, la
misère est partout. Pour éviter de grosses contestations, le
gouvernement laisse passer les jeunes les plus décidés.» Quand viendra
l’âge du choix pour Ahmed, sera-t-il moins désespéré que son grand
frère?
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