«Les Tunisiens en ont marre de ce chaos»
Abdelfattah Mourou (à droite), actuel vice-président de l’Assemblée nationale, parle avec Mustapha Ben Jaafar, président de l’Assemblée nationale.Il est l’une des figures tutélaires de la mouvance islamique en Tunisie. Vice-président du parlement, Abdelfattah Mourou est venu parler aux jeunes musulmans de Suisse.
Il est l’un de fondateurs du parti Ennahdha et une figure respectée de l’islam tunisien. Aujourd’hui vice-président de l’Assemblée nationale, Abdelfattah Mourou exerce son influence bien au-delà des frontières de son pays. Il y a quelques jours, le prêcheur converti en homme politique est venu prodiguer ses conseils aux jeunes musulmans de Suisse réunis à Bienne à l’occasion de la 22e rencontre annuelle de la Ligue des musulmans de Suisse.
– Qu’est-ce qui a motivé votre venue en Suisse?
– Je suis venu pour débattre avec des jeunes musulmans de leurs problèmes d’intégration.
– Quels sont ces problèmes?
–
Ici, il y en a bien moins qu’en France. La Suisse, elle, n’a pas à
gérer les séquelles d’un passé colonial. De fait, les jeunes musulmans
sont plus ouverts sur la société suisse. Et elle-même fait preuve de
plus d’esprit d’ouverture à leur égard.
– Il y a pourtant une frange de la société suisse très hostile à l’islam…
– Dans toutes les sociétés, il y a des gens qui ont peur de l’étranger.
– Vous leur dites quoi aux jeunes musulmans de Suisse?
–
Je leur dis d’agir en tant que citoyens suisses. Il n’y a pas de
différence entre eux et les Suisses de souche. Ils doivent suivre des
études, se préparer à être actifs dans la société de manière positive.
L’islam n’est pas un handicap. La question de la croyance est une
question personnelle. Ce qui vous relie aux autres, c’est votre vie,
votre œuvre quotidienne.
– Les choses sont-elles en train de s’améliorer en Tunisie?
–
Si l’on compare notre situation à celle de la Libye, de l’Egypte, du
Yémen, ou de la Syrie, nous nous en sortons plutôt bien. Mais je crois
que nous avons besoin de dix années encore pour mettre en place des
institutions solides. Il nous faut retrouver une stabilité politique.
– Ce n’est encore pas le cas aujourd’hui?
–
Un pays qui est dirigé par un président qui a 93 ans et qui est rallié à
Rached Ghannouchi, qui a 76 ans, est-il vraiment stable? Que va-t-il se
passer si l’un des deux venait à disparaître? Il n’y a pas d’accord
entre leurs partis. Il n’y a rien d’écrit.
– Et au niveau économique?
–
Il n’y a pas de croissance. Avant, nous avions un marché avec la Libye.
Aujourd’hui, il n’y a plus rien. Le tourisme et l’hôtellerie repartent
tout doucement. Les grèves dans les usines de phosphates nous ont fait
perdre la moitié de nos clients. Tout est à démarrer. Cela va prendre du
temps. Les Tunisiens en ont marre de ce chaos. Ils veulent à manger et
du travail. Certains commencent même à dire qu’ils regrettent l’époque
Ben Ali. C’est une minorité heureusement. Evidemment, les gens
reconnaissent que la situation est meilleure au plan des libertés mais
ils disent qu’ils n’ont rien à mettre sur la table.
– Vous n‘avez pas été assez aidés?
–
L’Europe et l’Occident nous ont donné de l’argent pour nous aider mais
maintenant c’est aux Tunisiens de se prendre en main et d’agir pour
redresser le pays.
– Et la place de l’islam aujourd’hui en Tunisie, est-ce toujours un débat?
–
La constitution a tranché. La Tunisie n’est pas un Etat islamique.
C’est un Etat démocratique. Mais les lois laïques prennent en
considération un état d’esprit et le fait que nous agissons dans une
société musulmane. Ni plus, ni moins. Nous avons été les premiers à
signer cette constitution. Ennahdha veut dire renaissance. Il n’y a pas
de connotation islamique. Je suis l’une des figures les plus acceptées
en Tunisie bien que je sois le fondateur de ce mouvement. Je suis le
plus ouvert des Ennahdhaouis et j’en suis fier.
– Pourtant on vous associe régulièrement aux Frères musulmans…
–
Nous avons rompu avec les Frères musulmans depuis 1978. Nous avons
forgé notre propre identité et nos propres positions concernant les
libertés publiques et les libertés privées. Il faut se méfier des
amalgames. Tous les islamistes ne sont pas Frères musulmans. Ennahdha
n’est pas avec ou contre les Frères musulmans. C’est autre chose, une
autre version de la connaissance de l’islam. Ce qui m’intéresse c’est le
développement de mon pays.
– Mais vous défendez les valeurs de l’islam avant tout, non?
–
Je ne nie pas que nous sommes des musulmans, mais dans notre pays il y a
de la place pour les non-musulmans. Avant de venir en Suisse, j’ai tenu
conférence sur la présence du christianisme à l’ambassade américaine
devant des jeunes Tunisiens convertis au christianisme. Nous sommes
ouverts sur notre société et sa jeunesse. Nous ne proposons pas un autre
mode de vie aux Tunisiens. Le code du statut personnel garantit la
liberté de la femme, le bien des jeunes, des enfants. Il n’est pas
question de le remettre en cause. Nous sommes pour que les Tunisiens
puissent vivre ensemble quelles que soient leurs convictions politiques
ou religieuses. Ennahdha doit participer à la chose publique. C’est ce
que nous faisons au sein de notre parlement. Essayer d’éloigner les
Ennahdhaouis de la vie publique risquerait de casser ce changement. Il
n’y a pas de démocratie avec un seul œil. Il lui faut deux yeux.
– Quelle est la situation aujourd’hui au plan sécuritaire?
–
Nous commençons à enregistrer des résultats. Au lendemain de la
révolution, les renseignements généraux ont été supprimés. Pendant deux
ans, nous n’avons pas su ce qui se passait sur les frontières et à
l’intérieur du pays. Un nombre considérable de jeunes sont partis
combattre en Libye, en Syrie, en Irak… Aujourd’hui, la surveillance est
plus serrée. Il n’y a plus de possibilité d’appui pour ces gens-là. Ils
n’ont jamais fréquenté les mosquées. Depuis plus d’un an, il n’y a pas
eu d’attentat. Une filière a été démantelée et la coopération avec
l’Algérie, l’Italie et la France fonctionne.
– Envisagez-vous la mise en place de plans de déradicalisation?
–
Pour le moment, nous sommes encore occupés à mettre la main sur ces
gens-là et à comprendre ce qu’ils font et comment ils fonctionnent. On
verra plus tard, s’il y a moyen de les rééduquer. Notre problème à nous,
les musulmans, c’est qu’il y a des gens qui agissent en notre nom sans
être désignés par nous. Ils s’approprient la banderole de l’islam pour
justifier des comportements qui n’ont rien à voir avec l’islam mais à la
sortie, c’est nous qui payons la facture. Ils ne sont jamais allés dans
nos mosquées et n’ont ni vécu ni étudié les textes sacrés avec nous. (24 heures)
Bio express
Au lendemain de la révolution de 2011, Abdelfattah Mourou,
s’engage en politique. Avocat de formation, il est avec Rached
Ghannouchi le fondateur d’un mouvement islamique en Tunisie (Jamâa
Al-Islamiya) qui sera contraint un temps à la clandestinité avant de
devenir en 1981 le Mouvement de la tendance islamique (Ennahdha). Au
cours de ces années, Abdelfattah Mourou devient l’un des grands
prêcheurs de la capitale et le leader le plus populaire de Jamâa
Al-Islamiya. Son activisme religieux lui vaudra d’être jeté deux ans en
prison, puis placé en résidence surveillée par le régime de Ben Ali. A
69 ans, il est aujourd’hui une des figures politiques influentes. Il a
été élu à l’Assemblée des représentants du peuple, lors des élections du
26 octobre 2014, avant d’en être élu premier vice-président.
Article paru le 24 octobre 2017, écrit par Alain Jourdan
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