Simon Mastrangelo: une thèse sur les brûleurs de frontières
Simon Mastrangelo, 27 ans, vient de soutenir avec succès sa thèse de doctorat, intitulée «Entre désillusions et espoirs, représentations autour des migrations et revendications des harraga tunisiens».© Mark Henley / Panos Pictures
Le
jeune universitaire vaudois a achevé une longue et très documentée
recherche sur les «harraga», ces jeunes africains désœuvrés qui tentent
de rallier l’espace Schengen, au péril de leur vie.
Il vient de soutenir avec succès sa thèse de doctorat. Titre: «Entre
désillusions et espoirs, représentations autour des migrations et
revendications des harraga tunisiens». Ça s’est passé le
17 novembre dernier à l’Université de Lausanne. Une quarantaine de
personnes face à lui, la famille, les amis et le jury (dont Monika
Salzbrunn, sa directrice de thèse, et Katherine Ewing de l’Université
Columbia à New York). Simon Mastrangelo, 27 ans, fut impressionné mais
pas fragilisé parce qu’il maîtrise son sujet. Il a vécu à Tunis en 2014,
dans le quartier de Mourouj, banlieue sud de la capitale. «Mon terrain
ethnographique», dit-il.
«Mieux vaut mourir mangé par les poissons que par les vers»
Une
terrasse de café, que des hommes, une forme d’amitié qui au fil du
temps se noue. Simon devient un visage connu. Alors on discute, on parle
du pays, de la «malvie» comme on dit au Maghreb, de la shuma (humiliation), de la hogra
(injustice), des jours qui se suivent et se ressemblent, se lever,
boire le café, rentrer et dormir. Le chômage, l’argent brassé par de
grosses fortunes, les ministères bunkerisés. Tenir donc le mur de 7h à
19h et regarder la vie passer. Alors un jour partir en tant que harraga, mot qui signifie «brûleurs de frontières», en se débarrassant des papiers d’identité pour éviter de se faire renvoyer.
Ils sont Tunisiens, Marocains, Algériens, Maliens, Ivoiriens, Guinéens,
Congolais, Somaliens, etc. Leur rêve: l’horizon Schengen après la mer au
risque de s’y noyer. «Ils m’ont souvent dit: mieux vaut mourir mangé
par les poissons que par les vers», rapporte Simon. Qui poursuit:
«Contrairement à ce que laissent entendre certaines visions sur les
migrations, il existe souvent une conscience des risques entrepris,
qu’il s’agisse de celui de mourir en traversant la mer ou des
difficultés qui les attendent une fois arrivés.» Le Vaudois a effectué
un voyage de retour avec quelques jeunes depuis la Sicile jusqu’à la
côte tunisienne. «Se réaliser, s’émanciper, sortir du blocage, voilà les
motivations. L’échec et le renvoi au pays sont souvent vécus comme une
forme d’humiliation, et peuvent mener au développement d’une mémoire
traumatique. Le plus souvent, les individus expulsés nourrissent l’envie
de prendre leur revanche, ça passe par un nouveau départ.»
Enfant curieux
On pensait qu’une histoire personnelle
expliquait son attrait pour l’humain déraciné, en quête d’une vie
meilleure ailleurs. Simon a des origines italiennes mais le déplacement
familial remonte à très loin. «Mes aïeuls italiens sont venus à la fin
du XIXe siècle, mon père est né en Suisse», dit-il. «C’est la curiosité
qui me fait avancer», lance-t-il. Il fut enfant curieux, l’oreille en
alerte, guettant des notes de musique qui à la maison circulaient,
glissaient sous la porte, passaient d’une pièce à l’autre sans frapper.
Aujourd’hui retraité, son père a tenu pendant trente ans un atelier de
luthier à Lausanne. Sa mère est violoniste.
Famille voyageuse car Pierre Mastrangelo, son père, rendait de
nombreuses visites à sa clientèle, de grands musiciens le plus souvent.
«Il était comme un psychologue social, il rassurait les solistes en
cajolant leur instrument», confie Simon. Le gamin suit, ignorant
finalement qu’il dînait à la même table que des célèbres concertistes.
Il devient lui-même très bon musicien mais comme un ado aime les
ruptures, il monte un groupe de post-rock.
Une révélation en 2006: l’Egypte, le site de Ramsès II. Il étudie
pendant trois ans l’égyptologie à Genève, décroche un bachelor, s’en va
souvent là-bas et apprend même à décrypter les hiéroglyphes. Ensuite, un
an à Montréal pour étudier l’histoire des religions. Puis il se
passionne pour l’islam en Suisse ainsi que pour l’ethnographie. Il se
joint à des fêtes religieuses balkaniques ou turques. En octobre 2013,
il part en Tunisie en qualité de doctorant pour alimenter ses recherches
sur les harraga. Il veut analyser comment ceux-ci revendiquent leur droit à émigrer et comment ils donnent du sens à leur parcours migratoire.
«Tous des fainéants»
Simon évoque un travail de flânage (rue,
café) qui le met en relation avec des jeunes. On le dirige vers un
jeune bibliothécaire qui lui fait rencontrer Karim, qui deviendra l’un
de ses interlocuteurs, lui-même le guidant vers d’autres harraga.
Des Tunisiens plus aisés lui conseillent de ne pas chercher à
comprendre «parce qu’il n’y a rien à comprendre, ce sont tous des
fainéants». Ses connaissances en arabe classique et dialectal mettent en
confiance. Il rallie Zarzis, extrême sud de la Tunisie, un des premiers
foyers de départ en 2011 (20 000 personnes ont embarqué pour
Lampedusa).
«Pour résumer, indique Simon, le dysfonctionnement du pays explique
cette volonté de départ. Entre également en jeu la question de
l’émancipation, de la dignité et de la masculinité. La harga
(émigration irrégulière) peut être valorisée aussi en tant que moins
mauvaise solution, notamment en comparaison avec une vie à rester
immobile ou le mirage du djihad.» Il ajoute: «Grande est la frustration
chez ces jeunes, notamment liée à la présence de touristes chez eux qui
symbolisent l’inégalité dans l’accès à la mobilité internationale. Et la
foi en Dieu et la croyance au destin (mektoub) sont pour eux autant de catalyseurs de prise de risque.»
Profil
1990 Naissance à Morges.
2012 Séjour à Montréal.
2014 Séjour en Tunisie.
2016 Séjour à la Columbia University à New York et à l'University of California à Berkeley.
2017 Soutenance de sa thèse de doctorat.
Article paru le 19 décembre par Christian Lecomte
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