Onze femmes pour une vie
Droits humains Directrice d’Amnesty Suisse, Manon Schick dresse le portrait de ses «héroïnes». Interview.
Comment est née l’idée de ce livre?
L’éditeur Pierre-Marcel Favre me l’a proposée, il y a quelques années. J’étais étonnée, flattée, mais j’ai passé un an à tourner en rond avec cette proposition dans ma tête, sans réussir à la concrétiser. Et puis une idée a germé: écrire des portraits de femmes dont l’engagement m’inspirait, et disait aussi quelque chose de moi. A partir de là, j’ai eu carte blanche. Et j’ai pris un congé sabbatique de trois mois, l’été dernier, pour écrire ce livre, loin de mon travail quotidien. Je me suis installée à Berlin, la ville d’origine de mon père, pour rédiger ces textes qui me font retrouver mon ancien métier de journaliste, à travers ce qui constitue mon quotidien, le combat pour les droits humains.
Des modèles féminins vous accompagnent-ils depuis l’enfance?
Plus ou moins. Ma maman n’était pas une militante, mais a toujours été engagée. Elle me rappelait toujours qu’à 18 ans elle avait le droit de vote dans le canton de Vaud, mais pas en Suisse, en insistant sur le fait que les droits que nous avons ne sont jamais des évidences, que se battre pour les obtenir vaut toujours la peine. Sinon, je dois reconnaître que mes modèles étaient plutôt masculins. C’est aussi pour cela que je me suis dit, pour ce livre, qu’il serait intéressant de me concentrer sur des portraits de femmes, de me forcer à réfléchir à celles qui m’avaient inspirée. Elles sautaient moins à mon esprit que les hommes, paradoxalement. De manière plus générale, les femmes sont souvent moins connues – même dans une organisation comme Amnesty. Les femmes ont moins de relais, elles sont plus en lien avec l’engagement très local.
Le premier portrait du livre (la militante colombienne de la paix Jackie Rojas) raconte un épisode qui vous a bouleversée. Le frère de votre «héroïne» venait d’être tué par des paramilitaires. Vous vous êtes surprise à vouloir le venger vous-même.
Je me suis toujours considérée comme une non-violente. Mais voir, sur le moment, le désarroi et la douleur de cette femme qui savait en plus que l’on avait tué son frère à cause d’elle et de son engagement a provoqué en moi une réaction inattendue. J’étais en état de choc, je me suis dit que j’allais tuer de mes propres mains ce meurtrier si je le croisais. Cela m’a donné à réfléchir, à mieux comprendre pourquoi des familles victimes de violences peuvent ne pas faire confiance à la justice, et ont l’impression que seul un crime violent peut réparer un crime violent. Or, on voit que ce n’est jamais une solution.
Ces onze femmes sont toutes animées d’une conviction extraordinaire, parfois fondée dans la foi, toujours dans la volonté de changer le monde qui les entoure. Cet élan n’empêche pas le doute…
Oui, voyez Justine Masika Bihamba, qui vient en aide aux femmes victimes de viols dans les régions en guerre du Congo, et qui réclame justice pour elles. Elle s’est brouillée avec ses enfants, qui lui reprochent de les avoir délaissés au profit de son combat. Elle m’a dit: «Je n’aurais peut-être pas dû le faire»… Voilà un argument qu’on n’aurait pas servi à un homme. Les femmes sont renvoyées à leur statut de mère et elles ne peuvent se départir de ces tourments intérieurs.
L’avocate iranienne Leila Alikarami soulève la question importante de l’universalité des droits, quels que soient les régimes politiques ou religieux. N’y a-t-il pas un risque de prisme occidental?
Non. Tous les pouvoirs qui critiquent les textes sur les droits humains sous prétexte qu’ils ne seraient pas adaptés à leur culture le font pour préserver des différences de traitement ou un rabaissement de la femme. Et Leila Alikarami prend les mollahs à leur propre piège, en s’appuyant sur le Coran pour contester des décisions discriminatoires envers les femmes. Mais il faut se garder de penser que ce biais est le seul fait des pays musulmans. J’y fais allusion dans mon livre, en Amérique centrale, la culture machiste qui s’appuie sur le conservatisme catholique aboutit, par exemple, à ce que des femmes qui font une fausse couche soient condamnées à 45 ans de prison! L’Etat utilise la religion pour avoir un contrôle sur la sexualité des femmes. Dans les sociétés où la religion prend une importance extrême, il y a un risque pour les femmes. On le voit jusque chez nous, avec certains discours rétrogrades.
Vous avez croisé de sacrées personnalités, dont vous laissez aussi percevoir le caractère parfois bien trempé, voire revêche. Comme Radhia Nasraoui, une avocate tunisienne que Ben Ali lui-même avait fini par craindre!
J’ai connu Radhia depuis les débuts de mon engagement. Sa ténacité est incroyable. Elle ne laisse rien passer – je lui ai soumis mon texte, je peux en témoigner! Je me rappelle son passage au Salon du livre de Genève, il y a quelques années, lorsque trois malabars visiblement à la solde du régime dictatorial tunisien avaient tenté de s’en prendre physiquement à elle. Je me rendais compte des risques qu’elle prenait chez elle, si on la poursuivait ainsi jusqu’en Suisse. Elle continue de se battre pour l’égalité hommes-femmes, pour la justice, pour la liberté d’expression. Elle peut être désagréable, elle reste admirable.
Ces onze portraits de femmes sont traversés de drames et d’éternels recommencements, mais il s’en dégage aussi la force de l’espoir. Et vous, gardez-vous de l’optimisme?
Je suis foncièrement optimiste, sinon je ne ferais pas ce job. Les occasions de baisser les bras sont trop nombreuses. Au moment de la rédaction du livre, j’ai eu un vertige: de nombreuses femmes dont je raconte l’histoire ont été contraintes à l’exil, définitif ou provisoire. Est-ce impossible aujourd’hui de défendre les droits des femmes? D’un autre côté, je voulais montrer dans ce livre que le vrai côté déprimant serait de ne voir aucune révolte, aucun combat pour les droits, la liberté, la justice. On peut changer le monde, peut-être pas demain, mais après-demain. C’est pour cela que je suis optimiste.
Comment les avez-vous choisies, ces onze femmes?
A l’exception de Nareen Shammo, journaliste irakienne Yézidie, j’ai connu toutes ces femmes sur le terrain, dans leur pays – hors d’Europe, c’est un choix assumé. Ce furent des rencontres fortes, elles m’accompagnent, elles m’ont toutes inspirée. Et leurs combats racontent la diversité des domaines dans lesquels les femmes s’engagent.
En quoi leur action est-elle typiquement féminine?
Une des spécificités de leur combat, c’est qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur. Notamment parce qu’elles se battent pour dénoncer des violences que subissent les femmes. Elles ont été stigmatisées, dénigrées, attaquées. On les accuse de mentir, de donner une mauvaise image de leur pays. Elles sont peu entendues dans leur propre pays. L’autre aspect, c’est qu’elles sont toutes d’abord actives à une échelle locale. Pour elles, il n’y a pas de petit combat. C’est par tout en bas qu’elles commencent leur action.
Ce livre aurait-il pu être écrit par un homme?
Certainement! Je l’attends! Le féminisme n’est pas réservé aux femmes. Les hommes ont tout à gagner de l’égalité des droits, les femmes ne peuvent pas être féministes seules. (TDG)
L’éditeur Pierre-Marcel Favre me l’a proposée, il y a quelques années. J’étais étonnée, flattée, mais j’ai passé un an à tourner en rond avec cette proposition dans ma tête, sans réussir à la concrétiser. Et puis une idée a germé: écrire des portraits de femmes dont l’engagement m’inspirait, et disait aussi quelque chose de moi. A partir de là, j’ai eu carte blanche. Et j’ai pris un congé sabbatique de trois mois, l’été dernier, pour écrire ce livre, loin de mon travail quotidien. Je me suis installée à Berlin, la ville d’origine de mon père, pour rédiger ces textes qui me font retrouver mon ancien métier de journaliste, à travers ce qui constitue mon quotidien, le combat pour les droits humains.
Des modèles féminins vous accompagnent-ils depuis l’enfance?
Plus ou moins. Ma maman n’était pas une militante, mais a toujours été engagée. Elle me rappelait toujours qu’à 18 ans elle avait le droit de vote dans le canton de Vaud, mais pas en Suisse, en insistant sur le fait que les droits que nous avons ne sont jamais des évidences, que se battre pour les obtenir vaut toujours la peine. Sinon, je dois reconnaître que mes modèles étaient plutôt masculins. C’est aussi pour cela que je me suis dit, pour ce livre, qu’il serait intéressant de me concentrer sur des portraits de femmes, de me forcer à réfléchir à celles qui m’avaient inspirée. Elles sautaient moins à mon esprit que les hommes, paradoxalement. De manière plus générale, les femmes sont souvent moins connues – même dans une organisation comme Amnesty. Les femmes ont moins de relais, elles sont plus en lien avec l’engagement très local.
Le premier portrait du livre (la militante colombienne de la paix Jackie Rojas) raconte un épisode qui vous a bouleversée. Le frère de votre «héroïne» venait d’être tué par des paramilitaires. Vous vous êtes surprise à vouloir le venger vous-même.
Je me suis toujours considérée comme une non-violente. Mais voir, sur le moment, le désarroi et la douleur de cette femme qui savait en plus que l’on avait tué son frère à cause d’elle et de son engagement a provoqué en moi une réaction inattendue. J’étais en état de choc, je me suis dit que j’allais tuer de mes propres mains ce meurtrier si je le croisais. Cela m’a donné à réfléchir, à mieux comprendre pourquoi des familles victimes de violences peuvent ne pas faire confiance à la justice, et ont l’impression que seul un crime violent peut réparer un crime violent. Or, on voit que ce n’est jamais une solution.
Ces onze femmes sont toutes animées d’une conviction extraordinaire, parfois fondée dans la foi, toujours dans la volonté de changer le monde qui les entoure. Cet élan n’empêche pas le doute…
Oui, voyez Justine Masika Bihamba, qui vient en aide aux femmes victimes de viols dans les régions en guerre du Congo, et qui réclame justice pour elles. Elle s’est brouillée avec ses enfants, qui lui reprochent de les avoir délaissés au profit de son combat. Elle m’a dit: «Je n’aurais peut-être pas dû le faire»… Voilà un argument qu’on n’aurait pas servi à un homme. Les femmes sont renvoyées à leur statut de mère et elles ne peuvent se départir de ces tourments intérieurs.
L’avocate iranienne Leila Alikarami soulève la question importante de l’universalité des droits, quels que soient les régimes politiques ou religieux. N’y a-t-il pas un risque de prisme occidental?
Non. Tous les pouvoirs qui critiquent les textes sur les droits humains sous prétexte qu’ils ne seraient pas adaptés à leur culture le font pour préserver des différences de traitement ou un rabaissement de la femme. Et Leila Alikarami prend les mollahs à leur propre piège, en s’appuyant sur le Coran pour contester des décisions discriminatoires envers les femmes. Mais il faut se garder de penser que ce biais est le seul fait des pays musulmans. J’y fais allusion dans mon livre, en Amérique centrale, la culture machiste qui s’appuie sur le conservatisme catholique aboutit, par exemple, à ce que des femmes qui font une fausse couche soient condamnées à 45 ans de prison! L’Etat utilise la religion pour avoir un contrôle sur la sexualité des femmes. Dans les sociétés où la religion prend une importance extrême, il y a un risque pour les femmes. On le voit jusque chez nous, avec certains discours rétrogrades.
Vous avez croisé de sacrées personnalités, dont vous laissez aussi percevoir le caractère parfois bien trempé, voire revêche. Comme Radhia Nasraoui, une avocate tunisienne que Ben Ali lui-même avait fini par craindre!
J’ai connu Radhia depuis les débuts de mon engagement. Sa ténacité est incroyable. Elle ne laisse rien passer – je lui ai soumis mon texte, je peux en témoigner! Je me rappelle son passage au Salon du livre de Genève, il y a quelques années, lorsque trois malabars visiblement à la solde du régime dictatorial tunisien avaient tenté de s’en prendre physiquement à elle. Je me rendais compte des risques qu’elle prenait chez elle, si on la poursuivait ainsi jusqu’en Suisse. Elle continue de se battre pour l’égalité hommes-femmes, pour la justice, pour la liberté d’expression. Elle peut être désagréable, elle reste admirable.
Ces onze portraits de femmes sont traversés de drames et d’éternels recommencements, mais il s’en dégage aussi la force de l’espoir. Et vous, gardez-vous de l’optimisme?
Je suis foncièrement optimiste, sinon je ne ferais pas ce job. Les occasions de baisser les bras sont trop nombreuses. Au moment de la rédaction du livre, j’ai eu un vertige: de nombreuses femmes dont je raconte l’histoire ont été contraintes à l’exil, définitif ou provisoire. Est-ce impossible aujourd’hui de défendre les droits des femmes? D’un autre côté, je voulais montrer dans ce livre que le vrai côté déprimant serait de ne voir aucune révolte, aucun combat pour les droits, la liberté, la justice. On peut changer le monde, peut-être pas demain, mais après-demain. C’est pour cela que je suis optimiste.
Comment les avez-vous choisies, ces onze femmes?
A l’exception de Nareen Shammo, journaliste irakienne Yézidie, j’ai connu toutes ces femmes sur le terrain, dans leur pays – hors d’Europe, c’est un choix assumé. Ce furent des rencontres fortes, elles m’accompagnent, elles m’ont toutes inspirée. Et leurs combats racontent la diversité des domaines dans lesquels les femmes s’engagent.
En quoi leur action est-elle typiquement féminine?
Une des spécificités de leur combat, c’est qu’il n’est pas reconnu à sa juste valeur. Notamment parce qu’elles se battent pour dénoncer des violences que subissent les femmes. Elles ont été stigmatisées, dénigrées, attaquées. On les accuse de mentir, de donner une mauvaise image de leur pays. Elles sont peu entendues dans leur propre pays. L’autre aspect, c’est qu’elles sont toutes d’abord actives à une échelle locale. Pour elles, il n’y a pas de petit combat. C’est par tout en bas qu’elles commencent leur action.
Ce livre aurait-il pu être écrit par un homme?
Certainement! Je l’attends! Le féminisme n’est pas réservé aux femmes. Les hommes ont tout à gagner de l’égalité des droits, les femmes ne peuvent pas être féministes seules. (TDG)