lundi 12 juin 2017

Portrait : Fatma Charfi


Sur l'un des murs de son salon, des mots et des idées. Ils traduisent certaines de ses observations quotidiennes quand ce n'est pas, par dérision, sa double appartenance. «Trop blanche pour être Africaine, trop africaine pour être Suisse, trop blanche pour être exotique, trop exotique pour être Suisse...» "J'ai la nationalité artiste", sourit, avec boutade, la suissesse d'origine tunisienne Fatma Charfi.
Un personnage : Abrouc
Assise, dans son appartement à Berne, qui tient lieu d'atelier, elle contemple une suite de bocaux blancs transparents en pilex, où sont gardés des Abérics. Au singulier, le mot vient de l'arabe Abrouc et signifie quelqu'un de débrouillard, d'arrogant prêt à s'agiter et croire tout contrôler. Une créature à la fois archaïque et moderne à caractère universel. Fatma décida d'en faire un témoin singulier du monde des humains à un moment important de ses tournants. Elle en fit l'élément emblématique de son travail. Avec joie, avec douleur, pour y arriver, elle se servit de la capacité exceptionnelle d'Abrouc à se métamorphoser, s'adapter, se tortiller, se plier, s'enrouler, se dérouler, exécuter toutes sortes de danses, à se combiner avec les éléments et les objets, à se mettre en scène, se faire image, se faire film, apparaître, disparaître. Abrouc est transformé, manipulé à l'infini, soumis aux techniques les plus variables mais immuables dans la constance de son importance. Il est léger, fragile mais en même temps résistant. Il est dramatique, drôle, inquiétant, ridicule, arrogant. Il est souvent pris entre contrainte et liberté dans les différentes mises en scène. Abrouc a reçu un grand impact international, à Dakar principalement, à l'occasion de la Biennale des Arts 2000. Présenté directement dans sa matérialité, pris en photo ou filmé, ce personnage sert une idée concernant l'homme dans sa réalité. En effet, cette démarche et ce processus créatifs personnels au niveau du concept, des techniques, de l'esthétique soutiennent avec justesse étonnante les préoccupations de l'artiste et sa longue et profonde réflexion sur l'homme, la vie, la mort et la société contemporaine.

Après la formation, le fil des expositions
Unique fille d'une famille de sept garçons, née en 1955 à Sfax (Tunisie) Fatma Charfi a vite confirmé sa place dans un milieu masculin à la fois conservateur et ouvert. Elle obtient l'aval de ses parents dans ses préférences, pousse loin ses études et ne veut rien modifier à son choix de devenir artiste quand bien même la profession ne nourrit pas forcément son homme. "Je pouvais être professeur d'Université, mais l'exercice de l'art m'attirait. Je voulais avoir la force de créer tout en étant intègre avec moi-même. Prendre le risque de ne pas gagner beaucoup d'argent. Professeur, je pouvais avoir plus, mais artiste, j'avais carte blanche de me donner la liberté de création, d'aller jusqu'au bout de mes objectifs". Après quatre ans d'études à l'école des Beaux Arts de Tunis, elle passe, en 1977 un stage de dessin animé en Pologne et de 1980 à 1985, un Doctorat de troisième cycle à l'Institut d'Esthétique et des Sciences de l'Art de Paris Sorbonne. Entre 1986 et 1991, elle suit un stage à l'école Supérieure d'Art Visuel de Genève. Elle met son énergie et son temps dans l'exercice de l'art avec, au bout, dès 1992, une série d'expositions dans les meilleurs espaces artistiques du monde: à Angers, en différents lieux de Suisse, d'Italie, de Tunis et dans quelques villes de France. Comme nul n'est prophète en son pays, la consécration ne lui vient pas de Suisse, son pays d'adoption, mais d'Alexandrie avec l'obtention, en novembre 1999, du Prix du Jury de la Biennale internationale d'Art contemporain. En 2000, la chance lui sourit et des mains du président Abdoulaye Wade du Sénégal, elle reçoit le Grand Prix Léopold Sédar Senghor de la Biennale internationale d'art contemporain de Dakar. Des invitations affluent de partout: Biennale internationale d'art contemporain de Suède (Event 5); Exposition universelle de Hanovre 2000 avant de faire sensation à l'exposition Tunis-Suisse intitulée "Un autre regard" présentant des artistes contemporains au Musée d'art de Tunis. Depuis l'an 2001, Fatma Charfi enchaîne des expositions: au Kunstkeller de Berne; aux Îles Canaries; à Dakart 2002; au Stadtheater dans le cadre des journées culturelles du Monde arabe et au Centre d'Art contemporain Santander en Espagne. Son emploi de temps reste chargé. En 2003, Fatma Charfi était présente aux expositions de groupe au Musée d'art contemporain à St-Louis et au Colorado. En 2006, elle expose à la galerie d’El Marsa, en Tunisie. Aussi : d'autres expositions en 2007 à Gulf Air Fair, Dubai ; à Baltimore Museum, USA; au Kunsthalle Dominikanerkirche Osnabrück, Allemagne, sans oublier une exposition de groupe , dans le cadre des Collections du CHUV , Eté 07, Lausanne , Suisse.
Esprit pacifique et responsabilités familiales
Or donc, le succès de Fatma Sharfi pose parfois certaines interrogations. En effet, lorsqu'elle arrive en Europe, elle a foi en l'ouverture, aux autres tendances, du milieu de l'art contemporain. Elle se rend vite compte de sa naïveté. En Suisse, on lui dit, un jour, sans rire, que son oeuvre est "remarquable" mais qu'elle ne fait pas partie des actualités suisses. Rengaine ressassée s'agissant de tout travail non neutre dans un pays qui s'en proclame. Cela ne l'empêche pas de laisser libre court à son imagination et de fournir un travail reconnu sous d'autres sphères. L'artiste construit son oeuvre, patiemment, jour par jour. Elle en conçoit l'idée et en détermine la forme selon ses propres exigences. La richesse de créativité y est d'une grande force et d'une évidente modernité. Parmi son oeuvre, quelques éléments sur la nature et les sciences présentés en 1997 à Lausanne dans l'exposition collective «Botanique» au Musée Art-Science. «J'en ai profité pour visiter des laboratoires. J'ai d'ailleurs intitulé une des mes œuvres Virus express.» Au dernier Dakart, elle surprenait le public avec une nouvelle création. En effet, à Dakar, son travail a pris une tournure originale. En se servant d'une médaille, elle conviait l'assistance à des moments de communion collective. Il s'agissait d'ouvrir une petite boîte contenant un point rouge enfermé dans du coton blanc. S'agissait-il d'une graine? D'une fleur? Une petite boîte ouverte collectivement, avec patience, par un président de la république ou un simple citoyen, donna non seulement le temps d'en découvrir le contenu, mais également dénota du nivellement égalisateur des humains dans la vie. Un symbole de paix auquel il fallait penser. Dans ce monde où tout est pensé jusqu'aux moindres détails, un grand défi se présente chaque jour à l'artiste: comment concilier les matières, les objets, les techniques les plus divers qui l'accompagnent et les réalités de vie quotidiennes? En dépit de diverses pressions et contraintes sociales, familiales, spatiales, temporaires et matérielles, elle arrive à trouver une solution à chaque situation et à élargir son espace par la qualité de son travail. "Je suis une femme, une maman à l'étranger. Ce qui crée un rapport fort à la vie. Je me suis occupé beaucoup de l'éducation de mes deux enfants. Je travaille d'une manière indépendante." En attendant ses prochains rendez-vous artistiques, le travail de Fatma Charfi reste révélateur du talent d'une femme du sud qui a su, par ses images, capter les attentions du monde artistique du nord. On aurait pas du tout tort de la comparer à une ethnologue sudiste au pays des Helvètes. Ses productions sont dorénavant reconnues et ont trouvé leur place dans le rayon universel des créations contemporaines, ce en dépit des blocages rencontrés maintes fois sur son parcours. Loin des considérations d'origine, le système de travail original qu'elle a créé, continue de séduire dans les milieux de l'art. A l'instar du franc parler, de l'esprit critique et la solidité qui font partie de sa façon d'être.
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