Publié le 2 septembre par Laure Lugon
Portrait von Saida Keller-Messahli. Sie ist islamischen
Menschenrechtsaktivistin. Fotografiert auf der Stadelhofen Galerie in
Zürich. 16. August 2017 F©Giorgia Müller / Bildrecht Giorgia Müller
«L’islam radical s’est invité dans les mosquées suisses»
Après
des années d’enquête, la présidente du Forum pour un islam progressiste
publie à Zurich «La Suisse, plaque tournante islamiste». Sans
concessions et de façon documentée, elle y dénonce l’infiltration et la
propagation d’un islam radical dans les lieux de culte musulmans
La Suisse, plaque tournante islamiste. C’est le titre
inquiétant de l’ouvrage signé par Saïda Keller-Messahli, présidente et
directrice du Forum pour un islam progressiste. Depuis des années et
sans relâche, la Zurichoise d’origine tunisienne enquête sur les
mosquées suisses, alerte et dénonce la montée du salafisme. Selon elle,
la plupart des lieux de culte sont infiltrés par les courants radicaux,
lesquels font le lit du djihadisme. Après le sanglant attentat de
Barcelone, perpétré par un jeune radicalisé dans une mosquée, ainsi
qu’une enquête du Tages-Anzeiger révélant qu’un imam prêchait la haine à Bienne, son livre sonne comme une mise en garde alarmante.
Pensez-vous que l’imam démasqué à Bienne soit un cas particulier?
Non,
je ne le pense pas. Ce cas a été rendu public, mais d’autres sont
encore dans l’ombre. La Suisse compte plusieurs prédicateurs islamistes
et certaines mosquées, albanaises surtout, invitent régulièrement des
prédicateurs salafistes étrangers. Comme celles de Regensdorf (ZH), de
Viège et de Brigue. Car le wahhabisme, qui fonde la pensée salafiste, a
mis le grappin sur les pays balkaniques musulmans après les guerres des
années 90.
La plupart des mosquées suisses seraient dangereuses. N’exagérez-vous pas le danger?
Non.
L’islam radical s’est invité dans les mosquées suisses. Mon travail est
un travail d’alerte. Je montre ce qui, sur le plan organisationnel, est
mis en œuvre, à notre insu, pour nous imposer un mode de vie différent.
J’explique comment des organisations islamistes internationales
s’appuient sur nos mosquées pour investir notre pays. Il s’agit
d’une stratégie globale qui vise à implanter un islam conservateur,
rétrograde, discriminant et parfois violent.
Quel est votre «modus operandi» d’enquêtrice?
Outre
mes recherches et mes contacts, j’ai aussi des relais dans les prisons,
où une forte proportion de détenus sont musulmans. Je reçois des
informations que ni les journalistes ni les politiques ne possèdent,
j’ai accès à la littérature salafiste qui y circule, imprimée en Arabie
saoudite, au Kosovo, en Macédoine et en Bosnie. Ce qui me permet
d’affirmer qu’on ne devrait pas envoyer d’imams dans les prisons, mais
des travailleurs sociaux ou des psychologues uniquement.
Ce serait une inégalité de traitement par rapport aux détenus d’autres confessions…
Sauf
que, dans la religion musulmane, le concept d’aumônier n’existe pas. On
l’a inventé par souci d’égalité, justement. S’il faut absolument s’y
soumettre, sachons au moins qui ils sont. Car il n’existe aucune liste
des imams aumôniers, contrairement à ce qui se passe pour les aumôniers
catholiques ou protestants. Ceux sur lesquels j’ai fait des recherches
ne sont pas dignes de confiance.
Vous vous en prenez aussi aux jardins d’enfants islamiques?
Chaque
mosquée ou presque a son jardin d’enfants ou son groupe de jeunes.
Plusieurs mosquées proposent des gardes d’enfants le week-end ou des
camps de vacances, or il s’avère que ce sont des lieux d’endoctrinement
religieux. Une étude autrichienne a démontré que plus de la moitié de
ces lieux véhiculaient des valeurs non compatibles avec la démocratie.
L’auteur de cette étude, d’origine turque, a été accusé de manipulation
et une commission indépendante se penche actuellement sur son travail.
En Suisse alémanique, des imams donnent des cours d’islam à l’école
publique. Personne ne s’offusque du fait que le matériel didactique
provient d’Arabie saoudite ou de Turquie.
Mais le salafisme ne conduit pas immanquablement au djihadisme!
En
effet, mais tout djihadiste est un salafiste. Le salafisme est une
idéologie radicale, qui diabolise notre manière de vivre et notre
société au point de déshumaniser ceux qui ne vivent pas selon sa
doctrine. Mais il n’y a pas que cette extrémité qui soit préoccupante.
L’islam politique, dont le salafisme est une facette, est le ferment de
la ségrégation sociale, de l’exclusion, du mépris des femmes, des crimes
d’honneur. Beaucoup de jeunes me contactent, désespérés parce que leur
famille leur interdit de fréquenter un partenaire non musulman. Vous
n’imaginez pas combien de souffrances je constate au sein des
communautés musulmanes.
Revenons au djihadisme. Beaucoup
d’experts avancent que le recrutement se fait par Internet et non dans
les mosquées. Le recruteur tunisien de Meyrin arrêté récemment opérait
dans des restaurants tunisiens. Ne vous trompez-vous pas de cible?
Non.
La radicalisation ne se fait pas nécessairement dans les mosquées, mais
c’est souvent le lieu où l’on repère des jeunes en proie à un vide
émotionnel et intellectuel ou en recherche de sens à leur vie. Ils
auront déjà été pénétrés par les discours radicaux. Une fois identifiés,
ils sont endoctrinés au-dehors. La radicalisation peut aussi commencer
sur la Toile, mais elle doit ensuite évoluer dans une relation humaine
pour aboutir au passage à l’acte. Nous savons qu’un imam de la mosquée
An’Nur de Winterthour allait chercher à la sortie de l’école un frère et
une sœur bosniaques, connus pour être partis faire le djihad.
En Suisse romande, quelles mosquées présentent un danger, selon vous?
A
Genève, celle du Petit-Saconnex et celle des Eaux-Vives sont clairement
sous la coupe, pour la première, du salafisme, et pour la seconde, des
Frères musulmans. Mais les mosquées albanaises présentent aussi un
danger, à la notable exception de celles qui sont affiliées à
l’organisation de l’imam bernois Mustafa Memeti. En revanche, les
quarante mosquées réunies sous la bannière de l’Union des imams albanais
de Suisse de Nehat Ismaili sont salafistes. Cette
organisation promulgue notamment des fatwas. Elle est liée à une union
similaire du Bade-Wurtemberg, en Allemagne, salafiste, qui fait de la
publicité sur sa plateforme pour les pires prêcheurs balkaniques et fait
la promotion de discours violents et misogynes, par la distribution de
milliers de CD aux mosquées allemandes et suisses. Une autre
organisation basée à Onex (GE), l’Organisation européenne des centres
islamiques (OECI), dont le but est de financer la construction de
mosquées en Europe, est constituée de représentants de centres
islamiques saoudiens en Europe et de prédicateurs qataris et saoudiens.
Il se peut que cinq mosquées en aient profité en Suisse: à Volketswil,
Netstal, Wil, Frauenfeld et Plan-les-Ouates – et peut-être bientôt
Fribourg, où il existe un projet de construction de mosquée pour
8 millions de francs.
A Plan-les-Ouates, vous voulez parler de la mosquée Dituria (lire LT du 19.01.2017)?
Tout
à fait. Dituria est d’obédience salafiste. Lors de son inauguration,
les autorités locales étaient présentes, mais aussi le mufti du Kosovo,
lequel avait reçu à Pristina, un mois plus tôt, le secrétaire général de
la Ligue islamique mondiale (LIM) des Saoudiens, dont le but est de
répandre de par le monde l’islam salafiste. Deux «savants» saoudiens qui
publient des nouvelles en arabe ont salué son ouverture, avançant un
coût de 4 millions de francs et la présence de personnalités religieuses
importantes du Kosovo et même de l’ambassadeur du Koweït en Albanie. Si
cette mosquée n’était pas importante, ces gens n’auraient pas fait le
déplacement.
Ses responsables, que «Le Temps» a rencontrés, assurent que
le financement de leur mosquée est local et qu’ils ne dépendent pas de
l’Arabie saoudite…
Ils ont beau jeu de l’affirmer, puisque
l’opacité financière et organisationnelle prévaut. Mais, encore une
fois, les invités présents à l’inauguration d’une mosquée donnent des
indications sur ses liens. Il faut comprendre que les réseaux de
mosquées sont organisés de manière pyramidale. En Suisse, douze
organisations fédèrent chacune plusieurs dizaines de mosquées,
chapeautées par une fédération. Au sommet trône la Ligue islamique
mondiale. C’est une véritable structure de pouvoir, un système pensé
pour implanter partout un courant ultra-conservateur.
Dans cette nébuleuse, où se situent les mosquées turques?
La
Turquie, membre de la Ligue, joue aussi un rôle de premier plan en
Suisse: la totalité des 70 mosquées turques en Suisse sont dans la
sphère d’influence d’Ankara. On a vu son pouvoir de mobilisation et
d’espionnage, d’ailleurs, lors des dernières élections en Turquie. Une
vingtaine de ces mosquées appartiennent au réseau Milli Görüs, islamiste
et nationaliste, en lien avec les Graue Wölfe en Allemagne, un
mouvement d’extrême droite turque. La Présidence des affaires
religieuses en Turquie (Diyanet) soutient les mosquées turques en
Suisse, y envoie et paie des imams ultra-conservateurs. Le président de
la Fédération d’organisations islamiques de Suisse, Montassar Ben Mrad,
est donc aussi lié à Diyanet. Il a d’ailleurs rencontré le président
turc, Recep Tayyip Erdogan, en mars 2017.
Et les courants modérés, où sont-ils?
En Suisse, je ne les vois nulle part, sauf peut-être autour de Mustafa Memeti.
Les autorités seraient donc naïves?
Absolument,
surtout la gauche, qui fait preuve d’angélisme, par souci de protéger
les minorités et le multiculturalisme. Elle craint aussi d’apporter de
l’eau au moulin de l’UDC. Ainsi, les autorités judiciaires zurichoises
viennent de nous retirer un cours que nous donnions au personnel de
prison sur le phénomène de radicalisation et qui avait un énorme succès,
au prétexte que cela allait faire des vagues. A droite et au centre,
les politiques préfèrent rester dans leur zone de confort et fermer les
yeux sur des sujets qui les exposent. On l’a bien vu à Bienne avec
l’imam libyen.
Que devraient-ils faire pour parer au danger?
Commencer
par légiférer, afin de préciser dans la loi les conséquences des
prêches de haine et d’intolérance. L’expulsion devrait être possible
pour les gens qui travaillent contre la société qui les accueille.
Vous
êtes membre fondatrice de la mosquée progressiste Ibn Rushd-Goethe à
Berlin, qui autorise les femmes imams, la prière mixte et les
homosexuels. Avec l’avocate Seyran Ates, activiste des droits des femmes
musulmanes, vous êtes la cible d’une fatwa. Cette mosquée de Berlin
n’est-elle pas une provocation inutile?
Non, ce n’est pas
une idée nouvelle, cela existe déjà à Londres, à Paris et aux
Etats-Unis, où deux imams homosexuels ont ouvert des mosquées
inclusives. Il n’y a aucune provocation dans le fait de vouloir changer
un rite archaïque et misogyne. La foi est une chose, le rite et le
discours en sont une autre. Malheureusement, beaucoup de musulmans
pratiquants ne font souvent pas la différence. Mais d’autres ne se
reconnaissent plus dans les mosquées existantes, qui endoctrinent au
lieu de stimuler la réflexion et le développement démocratique.
Il y a la philosophie, pour la réflexion. La religion, elle, est plutôt fille du dogme!
Les
deux autres religions révélées, christianisme et judaïsme, ont changé
au cours des siècles. Dans le christianisme par exemple, on assigne une
place à l’Eglise et le reste appartient aux individus. L’Eglise ne peut
pas entrer aussi facilement dans la vie des gens que l’islam.
Seriez-vous islamophobe?
Ce
mot me fait rire, car il ressort de la psychiatrie. Or, mon mari était
psychiatre et je puis vous dire que toute phobie renvoie à un état
pathologique. Ce terme a été détourné par les islamistes, Recep Tayyip
Erdogan notamment, qui a cultivé cette notion pour des motifs
politiques. Dès que les gens de sa sorte se voient refuser une
revendication, ils dégainent ce concept pour accuser ceux qui
prétendument les brident. Votre question démontre qu’ils ont réussi,
puisque critiquer l’islam, aujourd’hui, est devenu suspect. Donc non, je
ne suis pas islamophobe, mais bel et bien musulmane. L’islam est ma
foi, ma culture, mes racines, mon histoire personnelle.
Comment expliquer le silence de la majorité des musulmans devant les attentats?
Beaucoup
ont peur. A la mosquée An’Nur à Zurich, deux jeunes ont été sévèrement
battus pour avoir parlé à un journaliste. Et puis il y a le
communautarisme, qui commande de passer sous silence les méfaits de gens
de même origine. Dénoncer, c’est passer pour un traître. C’est ainsi
que je m’explique, par exemple, le silence des fidèles de la mosquée de
Bienne, qui ne devaient pas tous adhérer au discours haineux de l’imam.
Le communautarisme est un terrorisme psychologique qui muselle la
parole.
D’où vient votre côté rebelle?
Je l’ai
toujours eu, enfant déjà. Cela me vient peut-être d’un aïeul, mais
c’est devenu constitutif de ma personnalité. Tout comme la sensibilité
et la mélancolie. Je fais partie de ces gens qui sont obsédés par la
réalisation d’un objectif, quel qu’il soit, qui amènerait du meilleur.
Afin de… comment dire… atteindre une clarté. Je souhaiterais ne pas être
en permanence absorbée par mes préoccupations, qui ne me lâchent pas,
même lorsque je cueille des champignons en forêt. Mais rien ne peut me
détacher de ce que je considère être de ma responsabilité: alerter sur
le danger que court la Suisse en laissant une idéologie radicale
s’implanter et contaminer des citoyens. Il me serait insupportable
d’avoir vu venir et de n’avoir rien fait. Dussé-je y laisser ma
tranquillité et mes autres objets d’intérêt, qui sont nombreux.
«Islamistische Drehscheibe Schweiz, Ein Blick hinter die Kulissen der Moscheen», Saïda Keller-Messahli, NZZ Libro
PROFIL
1957: Naissance dans un petit village au nord de Tunis.
1964: Est envoyée à Grindelwald dans une famille d’accueil où elle va passer cinq ans, puis rentre en Tunisie.
1979: Revient en Suisse et fait des études de linguistique, de littérature et de cinéma à Zurich.
1983: Rencontre son futur mari, avec qui elle aura deux garçons.
2004: Fonde le Forum pour un islam progressiste.
QUESTIONNAIRE DE PROUST
Quelle est votre langue du cœur?
Le
Bärndütsch
Quand avez-vous prié pour la dernière fois?
Il y a quelques jours, comme à chaque fois que je me trouve dans une situation difficile.
Quel est le personnage historique que vous méprisez le plus?
Tous
ceux qui ont utilisé leur chance d’accéder au pouvoir pour en faire le
contraire de ce qu’ils auraient dû. Ils sont nombreux.
Quelle est la réforme que vous estimez le plus?
Le droit de vote des femmes en 1971.
Quel est le don que vous aimeriez avoir?
Voler
comme un oiseau, connaître cette impression de légèreté et de liberté
pour pouvoir regarder le monde avec distance et le savourer.
Quels sont vos héros dans la vie réelle?
Les gens qui mobilisent leur courage et font du mieux qu’ils peuvent pour avancer et croire en la vie.
Source